Entrave à la liberté de la presse et surveillance de masse : la nouvelle loi macroniste de « sécurité globale »
Un nouvel arsenal de mesures liberticides est sur le point d’être adopté par l’Assemblée nationale. La proposition de loi relative à la sécurité globale a de quoi inquiéter : extension des pouvoirs de la police, accroissement des systèmes de surveillance aux dépens de la vie privée, impunité en cas de violences policières illégales… Ce projet aurait des conséquences dramatiques sur notre démocratie.
Ce 20 octobre, les députés de la majorité LREM ont déposé une énième proposition de loi sécuritaire, propre à entraver la liberté de la presse. Elle est issue d’un rapport parlementaire réalisé par deux députés LREM, Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue, en septembre 2018 1. Il préconise d’augmenter les pouvoirs de la police municipale et des agents de sécurité privé, de renforcer la vidéosurveillance et d’interdire aux citoyens de filmer les forces de l’ordre.
Le projet de loi et les amendements déposés ont été examinés en commission des lois le 4 novembre. Le projet passera en procédure accélérée, et ne fera donc l’objet que d’une lecture à l’Assemblée nationale puis au Sénat. Le vote se déroulera du 17 au 20 novembre.
Extension des pouvoirs de police
Le projet prévoit d’accorder de manière « expérimentale » des pouvoirs de police judiciaire à la police municipale, dans les communes comptant au moins vingt agents. Ces pouvoirs sont jusque-là réservés aux officiers de police judiciaire (police nationale) et à certains gendarmes – ainsi qu’aux maires et adjoints « pour les infractions causant un trouble grave à l’ordre public commises sur le territoire de la commune ». Ils permettent de constater une infraction, d’en rechercher les auteurs et de rassembler les preuves en procédant, si besoin, à des vérifications d’identité, à des arrestations ou à des perquisitions, le tout sous le contrôle de l’autorité judiciaire.
Les policiers municipaux seront donc autorisés à procéder à des contrôles d’identités et à établir des procès-verbaux, allongeant la liste des infractions qu’ils sont déjà habilités à constater. « S’ils se voient dotés de pouvoirs plus importants, il faut également qu’il y ait des mécanismes engageant leur responsabilité en cas de violation de droits humains », estime Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer Libertés à Amnesty France. Or, pour le moment, aucune formation sur ce sujet n’est prévue… « Avec tous ces petits pouvoirs, les policiers municipaux vont eux aussi se couper de la population », prévient Thierry Tintoni-Merklen, ancien policier, cofondateur du syndicat Sud Intérieur.
Pour l’instant, ces pouvoirs de police judiciaire ne sont pas – encore – étendus aux agents de sécurité privée. Seuls ceux du Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), chargés par l’État de contrôler les sociétés de sécurité privée, en seront dotés. Ils ne pourront les exercer que dans le cadre de leur mission de contrôle des 160 000 agents de sécurité privée – gardiens, vigiles, détectives privés, transporteurs de fond et autres gardes du corps – et de leurs employeurs. Et ce, pour constater d’éventuelles infractions au code de la sécurité intérieure et pour sanctionner « des entreprises défaillantes ».
Surveillance en temps réel et reconnaissance faciale
Autre volet : la généralisation de la vidéosurveillance. La loi autorise la transmission en temps réel d’images enregistrées au moyen de caméras individuelles, dites aussi «caméras piétons». «Il y a forcément un risque que les images soient biaisées si la police choisit quand déclencher l’enregistrement et quand l’arrêter», explique Anne-Sophie Simpere. La proposition de loi précise que cela sera autorisé «lorsque la sécurité des agents de la police nationale ou des militaires de la gendarmerie nationale ou la sécurité des biens et des personnes est menacée». Ce qui laisse à l’agent en question une vaste appréciation de ce qui pourrait constituer une menace. Or, le texte ne précise pas comment garantir le droit à la vie privée des personnes filmées, ou comment empêcher la manipulation de ces images par les forces de l’ordre pour se protéger d’accusations de violences arbitraires.
Elle légalise aussi les caméras aéroportées, transportées par des drones ou des hélicoptères de la gendarmerie, et la transmission en temps réel des images captées. Les missions concernées s’étendent de la prévention d’actes terroristes… jusqu’au rétablissement de l’ordre en manifestation. Ces images pourront être conservées durant 30 jours, davantage «en cas de procédure judiciaire, administrative ou disciplinaire».
«Rien n’exclut le traitement de ces images par des logiciels de reconnaissance faciale, donc la surveillance de masse», craint Anne-Sophie Simpere. Avec toutes les questions que cela pose en terme de violation du droit à la vie privée et d’entrave au droit de manifester. «Depuis la création du fichier de traitement des antécédents judiciaires (TAJ) en 2012, qui contient entre 7 et 8 millions de photos de face, la reconnaissance faciale par la police est mise en pratique», explique Arthur Messaud, de la Quadrature du Net, association défendant les libertés citoyennes sur Internet depuis 2008.
« L’usage de drones pourrait permettre la collecte massive et indistincte de données à caractère personnel »
« Ce que la proposition de loi ajoute, c’est énormément de caméras mobiles, à niveau d’épaule et aéroportées, auxquelles la police aura accès », précise Arthur Messaud. Ces technologies de surveillance renforcent la gestion des foules, devenues « flux déshumanisés » qu’il s’agit uniquement de canaliser, de dévier, de retenir ou d’écouler… comme dans un jeu vidéo. « Le manifestant n’est plus un partenaire, mais un adversaire », pointe Thierry Tintoni-Merklen, évoquant aussi la doctrine de confrontation figurant dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre.
« L’usage de drones pourrait permettre l’identification de multiples individus et la collecte massive et indistincte de données à caractère personnel », s’inquiète également la Défenseure des droits, Claire Hédon. Elle a, ce 5 novembre, rendu un avis extrêmement critique sur l’ensemble du texte, qui porte potentiellement atteinte « au droit au respect de la vie privée », « aux principes constitutionnels d’égalité devant la loi », « aux libertés d’information et de communication » !
Anonymat policier, entrave à la liberté de la presse et impunité en cas de violences illégales
Le très controversé article 24 sanctionne d’un an de prison et de 45 000 euros d’amende « l’usage malveillant » d’images de policiers ou gendarmes. Soit « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police ». Cette disposition attaque directement la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et entrave le travail des journalistes qui couvrent les manifestations.
« Cet anonymat est compréhensible pour les forces spéciales, en libération d’otage par exemple, mais, ici, on est dans du maintien de l’ordre. Cet article assimile-t-il la lutte contre les mouvements sociaux à une lutte antiterroriste, le peuple à un ennemi de l’intérieur ? », s’interroge le photojournaliste Yann Lévy. Il a suivi de nombreuses manifestations, de celles contre la Loi travail au mouvement contre la réforme des retraites, en passant par les gilets jaunes. Les agents des unités d’intervention, de lutte anti-terroriste et de contre-espionnage bénéficient déjà de la garantie de l’anonymat.
« Sans ces preuves en image, les victimes de brutalité policière auront encore plus de mal à obtenir justice »
Cette loi offre « un arsenal juridique aux forces de l’ordre pour empêcher la prise d’images. Or, sans ces preuves en image, les victimes de brutalité policière auront encore plus de mal à se faire entendre et obtenir justice », avance Yann Levy. Un autre photographe, Maxime Reynié, explique sur Twitter, photos et vidéos à l’appui, comment un policier violent a pu être identifié. Ce ne sera plus possible.
Et qu’est-ce qu’un « usage malveillant » de la diffusion d’images, selon la loi ? Rien n’est précisé. « Peut-on considérer qu’une vidéo d’un policier, pris en flagrant délit d’usage illégal de la force, va porter atteinte à son intégrité psychique, donc que cela va le stresser », ironise Anne-Sophie Simpere. Un collègue de Yann Lévy a vu son appareil photo brisé par des policiers qui n’arrivaient pas à en extraire la carte mémoire. « Leur argument, c’était “Je veux pas que ma fille me voit sur YouTube.” Mais s’ils considèrent que ce qu’ils font est immoral, pourquoi s’attaquer au messager et pas au donneur d’ordres ? » Le journaliste David Dufresne, qui participe à documenter les violences policières, estime que, dans le documentaire qu’il a récemment réalisé sur le maintien de l’ordre (Un pays qui se tient sage, sorti à l’automne), « sur les 55 sources d’images rassemblées dans le film, une trentaine tomberaient sous le coup de la loi » 2.
« Je n’ai jamais vu de policier menacé physiquement ou psychiquement parce que son visage est apparu sur une vidéo, témoigne Thierry Tintoni-Merklen, malgré ses 31 ans de service. La police est un service public avant tout : peut-on imaginer flouter le visage des agents d’accueil des hôpitaux ? » Qu’importe, la possibilité des journalistes, ou des citoyens, de documenter des violences policières illégales sera considérablement restreinte. Ces violences pourront s’exercer, encore davantage, en toute impunité. « Si la proposition passe telle quelle, les conséquences seront dramatiques pour tout le monde », estime Arthur Messaud.
« Ce texte de loi est extrêmement déséquilibré, et va contribuer à polariser les relations police-population. Il y a des policiers qui sont attaqués, mal aimés par la population, mais est-ce à cause des vidéos, ou de ce type de législation qui renforce l’idée qu’ils ont tous les pouvoirs et aucune responsabilité ? » conclut Anne-Sophie Simpere. Amnesty plaide pour des approches de désescalade en manifestation afin que la police retrouve un rôle de protection des droits des citoyens. « Ces mesures vont encore approfondir le clivage police-population, confirme Thierry Tintoni-Merklen. La police va complètement s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Du service public de sécurité, il ne restera bientôt plus que le minimum : une police nationale répressive. »
Article initialement publié par Basta! le 06/11/2020