La grève des travailleurs sans papiers : une aventure inédite
Pierre Baron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin & Lucie Tourette, On bosse ici, on reste ici ! La grève des travailleurs sans papiers : une aventure inédite Paris, La Découverte, 2011, 312 p.
Qu’est ce que « travailler sans papiers » veut dire ? Après une relative éclipse durant les décennies 1980/90, au profit d’une focalisation de l’attention sur l’immigration comme « source de problèmes », y a-t-il eu, grâce à la grève des sans-papiers, un retour dans le débat public à la figure de l’immigrécomme travailleur1? Telles sont les principales questions que les auteurs posent dans le cadre d’un contexte où la valeur travail occupe toujours une place centrale dans l’organisation sociale.
- On bosse ici, on reste ici ! commence avec une grève des sans-papiers de la blanchisserie Modelux en Essonne en octobre 2006 (p. 23) et s’achève avec l’occupation de la CNHI2 à Paris en Octobre 2010 (p. 281). Le récit de ce mouvement montre que les deux catégories de grévistes, « travailleurs » et « sans papiers », n’iront plus l’une sans l’autre à mesure que le mouvement social perce dans l’espace public. Voilà pourquoi les auteurs préfèrent parler d’un mouvement social de « travailleurs sans papiers revendiquant leur régularisation », même si parmi les grévistes, on rencontre aussi des travailleurs réguliers. La grève chez Buffalo Grill en juin 2007, bénéficiant d’une couverture médiatique conséquente, marquera le virage de ce changement de perception : les sans-papiers deviennent aussi des travailleurs, relançant le débat sur la place de l’immigration dans l’économie nationale.
Retour, donc, à une image de l’étranger-travailleur, récurrente dans un pays comme la France, où l’utilisation de la main d’œuvre étrangère est systématique depuis la Révolution Industrielle au XIXe siècle, avec cependant une inflexion particulière, à partir de 1974. À ce moment là, la gestion des flux migratoires avait pris une nouvelle tournure. Les frontières françaises étaient fermées. Le durcissement des lois et la xénophobie à l’égard de la population étrangère émergent sur la scène politique et publique, suivant la première stagflation de 1973, réitérée au début des années 1980. L’action collective mise en place par les « grévistes » et les « syndicalistes » et l’évolution des revendications à l’intérieur du mouvement des sans-papiers ne sauraient s’envisager, aux yeux des auteurs, sans la prise en compte de l’influence des vicissitudes de cette politique migratoire. L’alternative d’une régularisation au cas-par-cas conditionnée par la possession d’un « emploi » versus celle de la régularisation de tous les sans papiers sera l’élément principal de discorde qui marquera le mouvement, y compris dans l’élaboration des stratégies revendicatives.
On Bosse ici, on reste ici ! a été conçu à cinq plumes – Pierre Baron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin et Lucie Tourette, – une journaliste et quatre sociologues, ce qui n’empêche pas une grande cohérence d’ensemble de l’écriture. L’ouvrage met à profit un matériau d’enquête varié (enquête ethnographique basée sur des archives, des entretiens et une observation de terrain) et s’inscrit par là, d’un bout à l’autre, dans la tradition méthodologique de l’École de Chicago. La subjectivité des acteurs observés occupe une place déterminante, sinon la plus importante. C’est ainsi que nous croisons tout au long du livre certains personnages présentés à travers leur discours ou d’une brève note biographique, qu’ils soient grévistes ou dirigeants syndicaux, politiciens ou patrons (ces derniers dans une moindre mesure).
Deux ouvrages antérieurs de Sébastien Chauvin et de Nicolas Jounin3 nous avaient déjà immergés, par une démarche similaire, dans les méandres du travail intérimaire. Mais à l’inverse des travailleurs intérimaires, les travailleurs sans-papiers d’On bosse ici, on reste ici ! ne sont pas tous prisonniers du travail intérimaire (particulièrement ceux des secteurs de l’industrie légère et du bâtiment). Néanmoins, ils partagent tous le statut d’ « immigré sans-papiers ». Ce livre envisage donc une situation nouvelle, où les travailleurs luttent contre leur statut de travailleur précaire, tout en mettant en lumière deux éléments nouveaux : les difficultés à s’organiser collectivement dans un contexte de fragmentation des relations entre employeurs et employés et les difficultés à s’entendre sur un objectif politique commun, au-delà de la nature du contrat de travail et de l’irrégularité de leur statut sur le territoire national.
Les migrations sont depuis toujours un sujet porteur pour les sociologues, mais « inopportun » pour les politiques. Si le migrant se double d’un contestataire social, nous abordons un terrain où même le plus rigoureux des positivistes ne peut pas ne pas se sentir personnellement interpellé. Sans tomber dans l’erreur d’un rapport incontrôlé à l’objet d’étude (problématique si sensible chez Pierre Bourdieu), et sans rien masquer de l’embarras que provoque un tel sujet auprès du pouvoir politique, syndical ou patronal, le collectif des cinq auteurs ose faire éclater certains artifices épistémologiques, dont une sociologie classique pourrait facilement abuser. Loin de toute posture de neutralité réifiant son objet et retranchant le chercheur du statut de membre de la société qu’il étudie, les auteurs s’inscrivent délibérément du coté des travailleurs, et le lecteur, interpellé par les problèmes de ces travailleurs, s’impatiente de voir arriver les régularisations attendues ou bien se décourage lorsque la nouvelle circulaire tant espérée ne cherche qu’à « prévenir l’extension du mouvement et à déloger les grévistes des lieux qu’ils occupent » (p. 214).
- Le livre montre combien une sociologie engagée est une « science qui dérange »4 et qui déconstruit intelligemment les enjeux de lutte institutionnels et hégémoniques. Ce livre interpelle le lecteur, questionne et fait questionner, aussi bien les directives politiques que les choix stratégiques de lutte des grévistes et d’une façon qui n’aurait pu être aussi pertinente si les auteurs eux-mêmes ne s’étaient positionnés aussi franchement sur l’échiquier social, politique et scientifique.
L’ouvrage se présente sous la forme d’un récit en trois actes, dont chacun dévoile la complexité et l’extension d’un mouvement social qui s’est inscrit dans la durée, mais s’est trouvé morcelé par la nécessité qu’il a eu à s’adapter aux changements de contexte. Ces changements étaient liés à la réceptivité politique des revendications, à la croissance du nombre de travailleurs sans-papiers en lutte ou encore aux conflits qui ont eu lieu à l’intérieur du mouvement. Ce mouvement, traversé par des réussites et des échecs, s’est forgé à travers un dialogue entre quatre groupes aux intérêts différents : les grévistes, les syndicat (y compris le collectif de onze organisations soutenant le mouvement5), le patronat et les autorités politiques. Cependant les auteurs se penchent majoritairement sur les tensions existant entre le syndicat et les travailleurs.
Acte premier, d’octobre 2006 à avril 2008. On voit apparaître des interrogations quant à la légitimité d’une forme de lutte classique, comme les occupations d’entreprises par des grévistes en situation irrégulière. La CGT, à la demande des travailleurs sans papiers, intervient en la personne de Raymond Chauveau (Secrétaire de l’Union locale de la CGT de Massy) qui considère cette lutte comme « un nouvel élan pour le mouvement ouvrier » (p. 27). Le syndicat deviendrait le médiateur « légitime » entre les travailleurs sans-papiers et l’État. Il aura à s’adapter à l’évolution des revendications. Du constat des conditions de travail inégalitaires entre travailleurs avec et sans papiers à la Blanchisserie Modelux, jusqu’à la réussite de la régularisation des travailleurs en grève à Buffalo Grill, de plus en plus de travailleurs partageant les mêmes conditions de vie vont défendre un même but : la régularisation inconditionnelle de tous les travailleurs sans-papiers sur le sol français. Un mouvement social se met dès lors en marche.
À mesure que le nombre de grévistes augmente (atteignant environ 600 grévistes), une triple tension voit le jour : 1) sur la « façon d’agir » : les grévistes doivent-ils prendre eux-mêmes la parole sans qu’il y ait besoin d’un intermédiaire pour parler avec les autorités politiques ? ; 2) sur « l’organisation » : la CGT veut-elle porter cette lutte seule ? Ce problème s’est posé lorsque certains secteurs de nettoyage se sont mis en grève, sans que d’autres partenaires syndicaux soient tenus au courant (exemple des Solidaires ou de la CNT) ; 3) sur « la cible » : est ce que le combat des sans-papiers doit viser également les patrons (débat interne à la CGT) ? Un nouvel élément est introduit dans la complexité du mouvement quand le propriétaire de la société Chez Papa a « joué » la solidarité avec ses employés en grève, arguant publiquement que pour les patrons et pour les sans-papiers il s’agissait d’un même combat (p. 61). La fiche de paie est devenu un référent commun aux deux groupes : pour les sans-papiers, il serait la preuve de la relation salariale ; pour les patrons, une façon de rendre l’embauche un peu moins illégale.
Dans l’acte II (de mai 2008 à octobre 2009), les auteurs décrivent la façon dont le mouvement social s’est structuré exclusivement autour de la CGT. Le syndicat n’est pas sorti indemne de cette exclusivité. Le principal événement controversé sera l’occupation de la Bourse du travail par la Confédération des sans-papiers de Paris, mettant sur la table le clivage qui s’est accentué entre l’idée d’une régularisation de tous les travailleurs versus celle de la régularisation de tous les sans papiers6. Très médiatisée, cette occupation a fini par briser irrémédiablement des liens, en raison d’une évacuation musclée des occupants par la CGT. D’autre part, l’accumulation des dossiers de régularisation dans leurs locaux fera de ce syndicat une sorte d’antichambre des préfectures (p. 149)7. Enfin, cette deuxième partie met en lumière l’apparition parmi les grévistes des femmes occupant des emplois atypiques, dont l’aide à domicile. Les sans-papiers intérimaires entrent également dans l’action, rendant visible le recours par ces secteurs à une main d’œuvre « vulnérable » prête à encaisser des conditions de travail « hors-normes ». À la fin de cette période, ils seront 2 000 grévistes.
L’Acte III (d’octobre 2009 à octobre 20108) nous décrit le decrescendum brutal des régularisations. Le mouvement met alors en place une stratégie collective : les sans-papiers ne luttent plus pour leur cas personnel, mais pour un texte de régularisation qui s’appliquera à tous. Pour faire face à des évacuations policières, les grévistes démarrent des occupations « nomades9». En même temps, des groupes de travailleurs sans-papiers se déplacent pour faire pression sur les patrons pour qu’ils remplissent des « Cerfas »10. Le 24 novembre 2009 (p. 224), le Ministère de l’immigration émet une circulaire, qui sera accueillie par le mouvement comme une vrai défaite. La CGT pointera la différence de langage entre le syndicat et le Ministère : le syndicat pense aux droits des travailleurs, alors que le Ministère raisonne en termes de flux migratoires.
- Pendant cette période, les formes de luttes ont dû se réadapter aux nouveaux arrivants au sein du mouvement, car ils sont maintenant près de 6 000 grévistes. Les travailleurs isolés se joignent à des actions d’occupation qui sont devenues des lieux ouverts11. Les auteurs soulignent d’autres actions qui dénotent la radicalisation de la position des grévistes contre les impasses sur lesquelles débouchent les actions des associations et des syndicats12. Le 27 mai 2010, lors d’une journée d’action interprofessionnelle, les travailleurs sans papiers décident d’occuper la Bastille jusqu’à ce que la CGT annonce la rédaction d’un nouveau texte de la part du Gouvernement (la prise de la Bastille a durée trois semaines). Confrontés à une inertie du pouvoir avec très peu de régularisations, le 7 octobre 2010 les grévistes occupent le CNHI. Cette cible brouillera à nouveau les buts de l’action, car la nature de l’institution occupée renverra davantage à l’image de l’immigré qu’à celle du travailleur.
- Comme le rappellent les auteurs dès l’introduction (p. 6), Margoline 1973 restera gravé dans l’histoire comme la première lutte des travailleurs sans papiers pour la régularisation de leur situation en France et contre l’indignité des conditions de travail13. S’il est important de rappeler que la lutte des sans-papiers n’est pas d’aujourd’hui, il est encore plus important de montrer que c’est la politique étatique à l’égard des étrangers qui forge la condition des sans-papiers. « On bosse ici, on reste ici », au travers d’une ethnographie qui met en perspective des faits politiques, dévoile des contradictions. Ce livre est donc une contribution indispensable pour la compréhension de la tension existante entre une liberté croissante de mobilité des marchandises et des capitaux dans le contexte européen14 et le durcissement des politiques de migration. Les auteurs trouveront dans cette tension une clé d’analyse permettant de comprendre la coexistence entre d’une part la rhétorique gouvernementale de l’insécurité et de l’utilitarisme migratoire et d’autre part le besoin socio-économique de maintenir une frange de la population en situation irrégulière. Cette enquête a la force d’éclairer l’antagonisme conflictuel et paradoxal du couple État-Migrations.
Au final, une question demeure malgré tout présente : le « sans-papiers » ne serait-il pas le produit de mécanismes politiques contemporains poussant à l’ethnicisation des rapports sociaux dans lesquels le travailleur (figure inclusive) serait remplacé par le sans-papiers (figure exclusive) ? Au cours de ces quatre années de mobilisation, nous constatons que le statut de travailleur n’arrivera pas à surmonter le mur d’une politique « libéral-nationaliste » (p. 294). Une ligne politique qui refuse à tout prix d’extraire l’immigré travailleur de sa stricte condition de sans-papiers.
La curiosité du lecteur est titillée lorsque les auteurs évoquent la présence de trois « absences » dans le mouvement social observé. Il est question ici : (1) de la place des femmes sans-papiers dans le mouvement étudié ; (2) des raisons de la non implication des sans-papiers d’origine géographique autre que la majorité ouest-africaine des grévistes ; et (3) de l’implication d’autres syndicats dans ce mouvement que la CGT. Ces trois « absences » mériteraient d’être développées dans un registre plus théorique pour éviter, par exemple, de spéculer sur l’absence des femmes dans la lutte et le poids du facteur ethnique souligné par les auteurs ou de mieux comprendre les enjeux du syndicalisme français vis-à-vis des travailleurs immigrés.
publié initialement en La nouvelle revue du travail
- 1. Avant même la publication d’On Bosse ici, On reste ici, trois de ses auteurs lançaient déjà les prémisses des hypothèses de l’enquête : Tourette L., Jounin N., Chauvin S. (sept. 2008), « Retour du travailleur immigré » Mouvements, http://www.mouvements.info/Retour-du-travailleur-immigre.html, consulté en déc. 2011.
- 2. Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration.
- 3. Jounin, Nicolas (2008), Chantier interdit au public, Paris, La Découverte ; Chauvin, Sébastien (2010), Les Agences de la précarité : Journaliers à Chicago, Paris, Le Seuil
- 4. Bourdieu, Pierre (1984), « Une science qui dérange », in Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit.
- 5. Dont la CGT, CFDT, FSU, Unsa, Solidaires, la Ligue des droits de l’homme, la Cimade, l’organisation de femmes Egalité, le Réseau éducation sans frontières, Autre Monde, Droits Devant.
- 6. Selon l’argumentaire de ceux qui ont occupé la Bourse du travail, leur premier reproche à la CGT étaient que la stratégie de ce syndicat ne prenait pas en compte les travailleurs isolés (Le journal de la Bourse occupée (Juin 2008), n° 1, « Le quotidien des sans-papiers » (édition spéciale)). Nous verrons infra que la CGT a fini par introduire ces travailleurs dans la stratégie de lutte.
- 7. Ce rôle a été réitéré par une exclusivité qui lui a été donné par les autorités politiques en ce qui concerne le dépôt des dossiers à la préfecture. Cela s’est révélé doublement dommageable, matérialisé aussi bien dans la surcharge des syndicalistes CGT que dans l’illégitimité croissante des autres syndicats à déposer des dossiers.
- 8. Ce qui ne veut pas dire, les auteurs insistent, que le mouvement s’est éteint en octobre 2010.
- 9. Surtout dans les agences d’intérim.
- 10. Formulaire qui inclue une demande d’autorisation de travail pour un salarié étranger.
- 11. Etant donné la pénurie de militants syndicalistes pour faire face à cette augmentation de grévistes, les auteurs décrivent l’auto-organisation qui s’est mise en route. Le mouvement juge important d’introduire des éléments de discipline pour maîtriser l’étendue des grévistes, créant une carte bleue de gréviste.
- 12. Par exemple la réoccupation du chantier Adec (p.201). Suite à un incendie dans ce chantier pendant que les sans papiers y occupaient (apparemment de nature intentionnel) les grévistes décident de le réinvestir.
- 13. Cette grève survient tout de suite après les fameuses circulaires Marcellin-Fontanet en 1972 qui conditionnent l’obtention d’une carte de séjour à l’obtention d’un contrat de travail, en verrouillant toute possibilité de régularisation.
- 14. Qui se présente depuis le début du processus européen comme un vecteur fondamental à promouvoir, compte tenu de l’importance que celui-ci revêt sur la dynamique du marché du travail.