« Le capitalisme a des limites » : Donald Trump face au Covid-19
En décrétant la « santé » économique du pays comme la principale priorité, Donald Trump défend, une fois de plus, une vision capitaliste de la crise sanitaire, qui laisse augurer une exacerbation tragique des inégalités socio-économiques dans l’accès aux soins. Des solutions pourtant commençaient de s’esquisser avec Elisabeth Warren et Bernie Sanders…
L’impératif d’isolement coïncide avec une prise de conscience inédite de notre interdépendance globale dans le nouvel espace temps de la pandémie. D’un côté, il nous est demandé de rester confinés dans des unités familiales, des espaces d’habitation partagés ou des domiciles individuels, privés de contacts sociaux et relégués dans des sphères d’isolement relatif ; de l’autre, nous sommes confrontés à un virus qui traverse rapidement les frontières, ignorant l’idée même de territoire national. Or tout le monde n’a pas un foyer ou une « famille », et une part croissante de la population américaine est sans abri ou itinérante. Le « foyer » est présenté comme un espace de protection, mais pour beaucoup cela est loin d’être vrai.
Aux États-Unis, une stratégie nationale a été formulée, révoquée et prend des formes publiques confuses. La question de savoir qui vivra ou mourra semble pour notre président relever d’un problème de rapport coût-bénéfice tranché par les marchés. Dans ces conditions, comment poser la question des conséquences de cette pandémie sur l’égalité, l’interdépendance mondiale et nos obligations les uns envers les autres ? Car le virus, lui, ne fait pas de discrimination ; il nous traite sur un pied d’égalité, nous fait courir, à tous, le risque de tomber malade, de perdre un proche, de vivre dans un monde où la menace est imminente.
Le virus opère dans un cadre mondial et, par la façon dont il se déplace et frappe, il démontre que la communauté humaine mondiale est également précaire. L’incapacité de certains États ou de certaines régions à se préparer (avec, en tête, sans doute, les Etats-Unis), le renforcement des politiques nationales, la fermeture des frontières (qu’accompagne la panique xénophobe) et l’arrivée d’entrepreneurs désireux de tirer profit de la souffrance mondiale, tous ces phénomènes témoignent de la rapidité avec laquelle les inégalités profondes, le nationalisme et l’exploitation capitaliste trouvent des moyens de s’accroitre et de se renforcer dans les zones de pandémie. Cela vous surprend ?
Si l’économie peut être relancée, alors tant pis si les personnes les plus vulnérables meurent. La nation n’est pas son peuple, seulement ses marchés.
La politique américaine en matière de santé met en lumière cette situation d’une manière particulièrement frappante. Il est possible d’imaginer qu’un vaccin efficace contre le Covid-19 voit le jour et soit commercialisé. M.Trump, dont tous les moyens semblent bons pour assurer sa réélection, a déjà cherché à faire main basse sur les droits exclusifs d’un possible vaccin (en tentant de racheter le laboratoire allemand CureVac, financé par le gouvernement allemand, dont les travaux sont prometteurs). Le ministre allemand de la santé, outré, a confirmé à la presse l’existence de l’offre américaine. Un homme politique allemand, Karl Lauterbach, a quant à lui fait remarquer que « la vente exclusive d’un éventuel vaccin aux États-Unis doit être empêchée par tous les moyens. Le capitalisme a des limites ». Je suppose qu’il s’opposait à la clause même d’exclusivité, et qu’il ne souhaiterait pas non plus que les Allemands puissent un jour l’appliquer.
Plus récemment, M.Trump a conclu un accord avec Gilead Sciences, au terme duquel cette société pharmaceutique s’est vue accordée les droits exclusifs pour le développement du Remdesivir, un médicament susceptible de traiter le virus Covid-19. Inviter Walmart et CVS [chaînes de magasins avec un comptoir de pharmacie, NdT] à la Maison Blanche pour trouver des solutions révèle non seulement une mauvaise compréhension de la manière dont les nouveaux traitements médicaux sont développés, mais confond également le monde des affaires et celui de la santé publique de manière plus que problématique.
Il y a quelques jours, M.Trump a clairement affirmé que la véritable santé du pays c’est sa santé financière, et qu’une seule chose permet d’en prendre la température : Wall Street. Le retour au « business as usual », même si cela signifie prendre le risque d’augmenter le nombre de morts dus au virus, apparait donc justifié selon lui. L’implication évidente ? Si l’économie peut être relancée, alors tant pis si les personnes les plus vulnérables meurent – les personnes âgées, les sans-abri, les malades chroniques. La nation n’est pas son peuple, seulement ses marchés.
Cela ne sert à rien de se demander, encore une fois, ce que Trump peut bien avoir en tête. Nous nous sommes posé la question tellement de fois, et avec tant d’exaspération, que notre étonnement n’est plus à l’ordre du jour. Ce qui ne veut pas dire que notre indignation s’atténue à chacune de ses autoglorifications, qu’elles soient contraires à l’éthique, ou carrément criminelles.
S’il était parvenu à s’approprier ce possible vaccin et à limiter son utilisation aux seuls citoyens américains, croit-il que ces derniers auraient applaudi ses efforts, qu’ils auraient été ravis à l’idée d’être les seuls à être délivrés d’une menace mortelle alors que d’autres nations ne le sont pas ? Ce genre de nationalisme est-il vraiment au goût du public américain ? Et si seuls les riches ont accès au traitement, serions-nous censés applaudir une inégalité sociale aussi radicalement obscène, articulée à la rationalité du marché et à l’exceptionnalisme américain ?
Sommes-nous censés approuver sa façon « brillante » de conclure un accord dans de telles conditions ? Pense-t-il vraiment que les gens approuvent que ce soit les marchés qui décident de la manière dont un tel vaccin est développé et distribué ? Est-il même capable de comprendre, étant donné le monde dans lequel il opère, que nous sommes face à une préoccupation sanitaire mondiale, un problème qui, à l’heure actuelle, transcende la rationalité du marché ? A-t-il raison de supposer que nous vivons selon les paramètres de son monde imaginaire ?
Les inégalités socio-économiques feront que le virus discrimine.
Car même si de telles restrictions fondées sur la nationalité ne viennent pas à s’appliquer, nous assisterons certainement à des riches et des convenablement assurés qui se précipiteront pour obtenir le vaccin une fois disponible – et tant pis si le mode de distribution fait que seulement certains y ont accès et que les autres seront abandonnés à leur précarité continue et croissante. Les inégalités socio-économiques feront que le virus discrimine. Le virus, à lui seul, ne discrimine pas, mais nous, les humains, si, façonnés et animés que nous sommes par les puissances imbriquées du nationalisme, du racisme, de la xénophobie et du capitalisme.
Il semble probable que l’année prochaine nous assistions à un scénario douloureux dans lequel certains feront valoir leurs droits à vivre aux dépens des autres, réinscrivant la distinction fallacieuse entre les vies dignes d’être pleurées et celles qui ne le sont pas, c’est-à-dire entre ceux et celles qui devraient être protégés contre la mort à tout prix et celles et ceux dont la vie n’est pas considérée comme digne d’être protégée contre la maladie et la mort.
Tout cela se déroule dans le contexte de la course à la présidence des États-Unis, où les chances de Bernie Sanders d’obtenir l’investiture démocrate semblent désormais très minces. Les nouvelles projections qui font de Biden le leader incontesté sont désespérantes en ces temps difficiles, précisément parce que Biden a déjà menacé de réduire le financement public pour les personnes âgées alors que Sanders et Warren étaient tous deux en faveur du Medicare for All, un programme de santé publique complet garantissant des soins de santé de base à tous les habitants du pays. Un tel programme aurait mis un terme aux compagnies d’assurance privées soumises aux lois du marché qui abandonnent régulièrement les malades, imposent des frais littéralement impayables et perpétuent une hiérarchie brutale entre les assurés, les non-assurés et les non-assurables.
L’approche socialiste de Sanders en matière de santé correspond en réalité à une perspective sociale-démocrate substantiellement proche des propositions faites par Elizabeth Warren au début de sa campagne. Selon lui, la couverture médicale est un « droit de l’Homme », ce qui signifie que tout être humain a droit aux soins de santé dont il a besoin. Les droits de l’Homme ont tendance à prendre comme point de départ l’individu. Mais pourquoi ne pas concevoir les services de santé comme une obligation sociale, née du fait que nous vivons en société les uns avec les autres ?
Il nous faudrait nous mettre d’accord sur un monde social et économique dans lequel il est fondamentalement inacceptable que certains aient accès à un vaccin qui peut leur sauver la vie alors que d’autres se le voient refuser.
Pour obtenir un consensus populaire sur une telle notion, il aurait fallu que Sanders et Warren parviennent à convaincre le peuple américain que nous voulons d’un monde dans lequel personne ne peut refuser des soins de santé à quiconque. En d’autres termes, il nous faudrait nous mettre d’accord sur un monde social et économique dans lequel il est fondamentalement inacceptable que certains aient accès à un vaccin qui peut leur sauver la vie alors que d’autres se le voient refuser au motif qu’ils n’en ont pas les moyens, ne sont pas assurés, n’ont pas de visa, sont dépourvus de statut légal.
L’une des raisons pour lesquelles j’ai voté pour Sanders lors des primaires en Californie, comme d’ailleurs une majorité des démocrates inscrits, c’est qu’il a ouvert, avec Warren, la voie à la réinvention de notre monde, un monde mû par un désir collectif d’égalité profonde, un monde qui affirme que les ressources nécessaires à la vie, y compris les soins médicaux, doivent être équitablement disponibles, peu importe qui nous sommes et les moyens financiers dont nous disposons. Cette politique aurait permis de mettre en place une solidarité avec d’autres pays engagés à assurer des soins de santé universels, et donc une politique de santé transnationale avec pour ambition de voir l’idéal d’égalité devenir réalité.
Les derniers sondages publiés limitent notre choix à Trump ou Biden précisément au moment où la pandémie bouleverse la vie quotidienne, et intensifie la précarité des sans-abri, des personnes non assurées et des pauvres. L’idée qu’il était possible de devenir un peuple qui appelle de ses vœux une politique de santé équitable, et donc le démantèlement de l’emprise du marché sur les soins de santé qui distingue les méritants de ceux que l’on abandonne à la maladie et à la mort, n’aura duré qu’un bref instant. Nous avons entraperçu une autre vision de nous-mêmes quand Sanders et Warren nous ont montré cet autre monde possible. Nous avons compris qu’il était possible d’envisager la valeur autrement que selon les termes imposés par le capitalisme.
Même si Warren n’est plus candidate et que Sanders ne parviendra probablement pas à regagner son élan, nous devons absolument continuer de nous demander, surtout maintenant, pourquoi nous continuons d’être opposés, en tant que peuple, à considérer toutes les vies comme ayant une égale valeur. Pourquoi certains de nos compatriotes continuent-ils à se réjouir à l’idée que Trump cherche à obtenir un vaccin qui protégerait les vies américaines (telles que lui les définit) avant les autres ?
La proposition de santé universelle et publique a redynamisé un imaginaire socialiste aux États-Unis, un imaginaire qui devra désormais patienter, dans ce pays, avant de devenir réalité sous la forme d’une politique sociale et d’un engagement public. Le malheur, c’est qu’en cette période de pandémie, personne ne peut attendre. Il s’agit désormais de maintenir en vie cet idéal grâce à des forces sociales qui regardent au-delà de la campagne présidentielle vers la lutte à long terme qui nous attend. Ces visions courageuses et empathiques, moquées et rejetées par les capitalistes « réalistes », ont bénéficié d’une médiatisation suffisamment large et ont attiré suffisamment d’attention pour qu’un nombre croissant de personnes – certaines pour la première fois – aspirent désormais à un monde autre.
Notre espoir est de parvenir à maintenir en vie ce désir, surtout maintenant que Trump propose de lever, à Pâques, les contraintes qui pèsent sur la vie publique et les entreprises, et de libérer le virus. Son pari ? Que les possibles gains financiers de quelques-uns compenseront l’augmentation du nombre de décès clairement prévue, décès qu’il accepte et dont il se refuse d’endiguer le nombre, et ce, au nom de la « santé de la nation ». Tous ceux qui partagent une vision sociale et appellent de leurs vœux une politique de santé universelle se retrouvent désormais à devoir lutter non seulement contre une maladie virale mais aussi contre une maladie morale, tandis que les deux œuvrent en funeste tandem.
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