Le visible et l’invisible : 14e Festival d’Essaouira Gnaoua et Musiques du Monde (23-26 juin, 2011)
Pendant quatre jours le mois dernier, des dizaines de milliers de fans venus du monde entier sont descendus à Essaouira (Maroc) pour une grande cérémonie de musique africaine : le festival Gnaoua et Musiques du Monde – cette année dans sa 14e édition. Comme de coutume, le protagoniste de cette grande fête était la musique gnaoua : lorsque les maîtres gnaoua Mustapha Baqbou, Mohammed Guinea ou Hassan Boussou n’étaient pas sur les scènes publiques principales, ils se produisaient aux lilas (nuits de guérison) aux alentours de minuit dans divers riads (maison maure traditionnelle avec cour intérieure), là où les vrais aficionados européens apprenaient la transe et les bases du daqa marrakchiya (clapements percussifs propres à la ville de Marrakech). Mais les rythmes et couleurs des Gnaoua fournissaient la toile de fond sonore pour d’autres genres de musique – confréries sufies telles que les Issawa, et diverses musiques venues d’Afrique et de la diaspora africaine. Outre ces lignes africaines, l’édition 2011 du festival accueillait encore le maître indien des tablas Trilok Gurtu, le pianiste arménien Tigran, ou la fusion musicale entre le Maâlem Hamid El Kasri et le groupe Between Worlds (duo afghan/iranien composé de Humayun Khan à l’harmonium, et du chanteur/guitariste Shahin Shahida).
Comme dans les éditions précédentes, les divers genres du rock, jazz, reggae ou hip hop s’intègrent aisément au style gnawa. Depuis 1998, le festival d’Essaouira – l’un des plus populaires au Maroc – s’est imposé en tant qu’expérience unique de fusion musicale, de rencontre d’artistes internationaux venus de divers pays d’Afrique et du monde pour jammer avec les maîtres gnaoua locaux et nationaux. L’accent mis sur la fusion tout autant que sur la tradition est une des valeurs-clés du festival, qui permet à la magie de l’improvisation – elle-même centrale dans la musique gnaoua – d’opérer, et de se mêler à une variété d’autres éléments musicaux. Aux côtés de la tradition musicale exhibée durant les concerts acoustiques des lilas, la fusion sur les scènes principales est de fait hautement encouragée ; elle est une dimension essentielle de l’identité du festival depuis ses débuts.
Ceci n’est pas votre festival de musique habituel… Quelques jours avant le début du festival, des musiciens venus du monde entier se rencontrent avec les maîtres gnaoua pour répéter et expérimenter ensemble les directions musicales nouvelles qui seront développées durant les concerts en public. Ces « résidences artistiques » sont très estimées, elles sont « le cœur du festival », selon les organisateurs. Comme le suggère, de façon significative, le nom même du festival – Gnaoua et Musiques du Monde –, il y a certainement des affinités sélectives entre fusion et musique gnaoua ; les maîtres gnaoua évoluent naturellement dans et hors de la tradition. Avec ses nombreuses scènes réparties dans la ville et ses aficionados de musiques du monde, le festival affiche joyeusement les valeurs de tolérance et de diversité : une ouverture à l’égard de l’Autre, qui découle naturellement des fusions expérimentales.
Lors d’une discussion suite à sa conférence de presse, le chanteur malien Salif Keita expliquait que, contrairement à la politique, la musique est capable de relier l’Afrique du Nord et l’Afrique sub-Saharienne – « la musique peut faire ce que la politique ne peut pas. » Avec Baba Sissoko et Mali Tamani Revolution, les artistes sub-Sahariens étaient présents dès la soirée d’ouverture du festival, sur scène avec le Maâlem Benseloum Kbiber. Le samedi soir, le concert de K’naan, l’artiste de hip hop somalien, était suivi par celui du Maâlem Mahmoud Guinea, une légende vivante de la musique gnaoua. Mais le festival ose également la traversée de l’Atlantique pour connecter l’Afrique du Nord aux communautés diasporiques africaines du Nouveau Monde. Le groupe Jazz-Racines Haïti, qui évoqua ses liens de sang avec les Gnaoua, fut l’une des stars du festival.
Depuis quatorze ans, le festival d’Essaouira Gnaoua et Musiques du Monde représente pour la jeunesse marocaine – passionnée de musique africaine – l’occasion de voir sur scène leurs artistes favoris, locaux et internationaux ; ce pélerinage musical annuel est aussi une occasion de rencontres et d’échanges d’idées pour tous les jeunes fans. A l’heure du déjeuner, lorsque le soleil bât son plein soit plusieurs heures avant que les concerts ne commençent, les jeunes aspirants gnaoua et autres artistes de reggae se réunissent à l’ombre des remparts du Castelo Real de Mogador autour de la médina – vestiges de la présence portugaise datant du 16e siècle. Les groupes de reggae tels que Bih Fih, de Sefou, and Mektoub, de Kenitra, y exhibent informellement leur talent.
Tous les matin ou après-midi du festival cette année, les aficionados pouvaient écouter les artistes parler de leur art lors des « Arbre à palabres » qui se tenaient à l’Alliance Franco-Marocaine. Une des rencontres fit sensation auprès des festivaliers, et causa bien des discussions à l’Alliance Franco-Marocaine : Bnat Gnaoua, le premier groupe gnaoua féminin au Maroc. Les conversations de « L’arbre à palabres » sont aussi une occasion unique pour débattre des inévitables questions de tradition et/ou modernité dans le contexte de la culture gnaoua. A l’intérieur même de la tradition, la plupart des maîtres gnaoua considèrent l’improvisation comme un des aspects essentiels de leur musique ; aussi, l’expérimentation des fusions avec d’autres genres musicaux est un pas supplémentaire qu’ils accueillent sans difficulté. Les concerts des lilas montrent que la tradition gnaoua reste bien vivante. Mais lorsqu’elle se produit sur les scènes amplifiées, la musique gnaoua se branche aisément sur la fusion et les autres musiques du monde, suggérant la flexibilité de la tradition gnaoua. Lors des « Arbre à palabres », l’idée que la culture gnaoua contemporaine permet « l’équilibre entre tradition et modernité » était sans aucun doute unanime. Selon Emmanuelle Honorin, critique musicale et modératrice des « Arbre à palabres » : « le visible » (soit, le festival public, la scène amplifiée, la fusion) « protège l’invisible » (soit, le rituel privé, la cérémonie de guérison, la dimension spirituelle). En d’autres termes la culture gnawa sait rester vivante notamment du fait qu’elle se rénove, et qu’elle est ouverte sur l’extérieur. C’est là sans doute une des leçons les plus profondes de la musique gnaoua telle qu’elle s’est représentée, discutée et jouée au cours de cette édition du festival.
Voilà longtemps que le festival d’Essaouira était surnommé « le Woodstock marocain ». Récemment, le Maroc a connu un véritable boom de festivals musicaux, dans plusieurs villes telles que Marrakech, Fèz, Agadir, ou Casablanca. Nombre de Marocains et d’aficionados étrangers continuent cependant de voir Essaouira comme un endroit unique et spécial. Sans doute, la visite de Bob Marley à Essaouira dans les années 1980, celle de Jimi Hendrix dans les années 1960, auront contribué à lui conférer une aura quasi-mythique. Comme la mystique gnaoua, leur héritage spirituel survit et contribue à la magie d’Essaouira, une ville à la fois réelle et imaginée.
Encore une fois le festival d’Essaouira fut un succès. Mercredi et jeudi avant le début du festival, un vent venu du Sahara soufflait fortement. Mais les voix du Maâlem Guinea, de Salif Keita et de K’naan l’auront calmé : lui aussi succombait aux sons et à l’esprit de l’héritage gnawa.
Barcelone, 22 juillet 2011.