Les Roças de São Tomé et Príncipe – La fin d’un paradigme
Pour São Tomé et Príncipe, la genèse du mot «roça» porte le poids de sa mémoire et de son identité. Du portugais «défricher la brousse», «ouvrir des clairières» ou «terrain où l’on défriche la brousse», le mot «roça» a donné son nom aux structures agraires qui étaient à la base du développement de ce petit archipel, pendant son cycle du cacao et du café à la fin du XVIII° et au début du XX° siècle.Avant de poursuivre, il est nécessaire de faire la distinction entre roça de São Tomé et Príncipe et roça du Nordeste du Brésil. «Roça» dans le contexte brésilien signifie « terrain d’agriculture modeste» utilisé par exemple pour la culture du manioc; les plantations de cacao, de café et de tabac sont déjà appelées spécifiquement «fazendas». A São Tomé et Príncipe, «roça» symbolise non seulement la structure d’exploitation du cacao et du café mais surtout son modèle d’expansion et d’extension sur le territoire telle une cellule que l’on explore dans un territoire à la géomorphologie complexe et occupée par l’«Obô»1. En ce sens, il sera incorrect, ou au minimum imprécis, d’utiliser la dénomination fazenda pour les structures rurales de São Tomé et Príncipe, et roça pour les structures brésiliennes produisant du cacao et du café.
C’est aussi à São Tomé et Príncipe que la roça gagne force et grandeur, en réclamant un caractère quasi exclusif par la forme avec laquelle elle s’est ancrée à sa culture et à sa propre histoire.
Cependant, l’importance de la roça ne doit pas être uniquement considérée en fonction du type d’exploitation ou de territoire sur lequel elle est implantée. Dans le contexte de ville d’origine portugaise, sa spécificité tient compte des dimensions et des caractéristiques qui la rendent unique, comparé aux modèles semblables de l’exploitation agricole.
La roça et l’occupation du territoire
La roça, en tant que structure urbaine, a été le principal moteur de développement de São Tomé et Príncipe. Dans le contexte des îles atlantiques, São Tomé et Príncipe présentent plusieurs facteurs communs en ce qui concerne les processus d’occupation et de colonisation, non seulement avec les archipels de Madère et des Açores mais aussi avec les îles du Cap Vert2.
Parmi ces facteurs, citons: l’introduction d’une population libre et d’une population d’esclaves; le développement stimulé par l’introduction des cultures agricoles et des cycles productifs dans lesquels l’exploitation courante de canne à sucre au XV° siècle a engendré une grande attirance pour les commerçants et les maîtres du sucre; l’installation de structures rurales modernes et les avancées de l’exploitation des ressources de la terre, avec des essais de transplantation de cultures de subsistance de la Méditerranée vers les îles, qui ont altéré le paysage endémique; et enfin le croisement d’«européens» et d’esclaves africains, ce qui a engendré une population libre et une substitution progressive et conséquente de la classe esclavagiste par une classe servile affaiblie.
A notre avis, ce modèle d’occupation du territoire a une influence sur les structures agricoles provenant de la Méditerranée, comme on peut le vérifier sur le modèle-même de l’extension au sud du Portugal. Aussi bien les «montes» en Alentejo que les roças à São Tomé et Príncipe, les structures construites présentent des ressemblances au niveau de l’invasion du territoire; par l’intermédiaire de noyaux et de sous-noyaux liés entre eux, elles ont permis la fixation de la population. Il faut ajouter qu’elles partagent le système d’exploitation en latifundium où les espaces des maîtres, des équipements et des serviteurs sont communs entre eux3.
Les différents modèles de roças
Sur un terrain complexe composé de pitons rocheux et de profondes vallées, l’exploitation intensive et constante des ressources, associée à la recherche de la plus grande efficacité et productivité, a entraîné la création de plusieurs structures de roça selon sa fonction productive et/ou sa localisation. Ce «coefficient» a donc généré le développement de réseaux routiers, portuaires et ferroviaires.
L’implantation des roças dérivait habituellement d’une «roça-siège», dont la dimension et les infrastructures la rendaient pratiquement autonome (comme exemple, nous avons la roça Rio do Ouro, la roça Agua Izé ou la roça Porto Alegre). Les roças de plus petite dimension pouvaient être associées à la roça-siège, elles étaient alors appelées «dépendances»4, et faisaient partie de la même entreprise agricole mais avec une fonction de petite production ou d’écoulement rapide du produit (donnons comme modèle exemplaire la roça Fernão Dias, dépendance de la roça Rio do Ouro).
La création des dépendances avait pour finalité d’’augmenter la surface d’influence d’une entreprise agricole, l’écoulement du produit ou la production d’autres cultures telles que: le coprah provenant du cocotier, l’huile de palme, le bétail, la réserve sylvestre pour la production de bois de chauffage, différents types de café ou même des cultures de subsistance. Les dépendances étaient ainsi des espaces d’échange permanent de marchandises, non seulement dans un objectif d’exportation, mais aussi dans un but d’approvisionnement commun de produits ou de services, afin de permettre le fonctionnement productif de l’entreprise tout au long de l’année.
L’organisation interne de la roça
La richesse de la roça ne se restreint ni ne se limite à son rôle d’agent structurant du territoire. L’organisation interne de la roça a abouti à un plan de structures complexes, tant dans son programme que son environnement et son implantation stratégique dans le paysage, ce qui permettait la fixation de nombreuses communautés dépassant le millier d’habitants dans les roças de plus grande taille.
Les noms poétiques donnés aux roças étaient un «doux mélange» entre la référence aux terres portugaises («Santa Margarida», «Monte Mário, «Nova Cintra» ou «São João») et les sensations ou les sentiments engendrés par leur environnement («Bela Vista», «Boa Entrada», «Caridade», «Deseja», «Generosa» ou «Preseverança»).
Bien que la structure de la roça ait souffert d’une constante évolution des conditions de travail due au besoin des adaptations physiques et techniques de l’activité agricole, il persiste des composantes communes comme la Maison du Maître, les Habitations des Responsables, les Sanzalas (habitations des domestiques), les Entrepôts, les Serres et les Séchoirs. C’était la base de l’activité qui pouvait contenir aussi les équipements administratifs, l’assistance médicale, éducative et religieuse, en fonction de la dimension et de la fonction productive déjà décrite.
Les roças de plus grande taille présentent une activité d’une telle richesse qu’elle les transforme en terrain expérimental d’innovation sans cesse surprenant. En plus des hôpitaux, des écoles et des chapelles, les grandes roças pouvaient abriter aussi les habitations individuelles de l’intendant général et des employés, des usines d’huile et de savon, des menuiseries, des serrureries, des ateliers de mécanique, des cuisines et des étuves communautaires, des fours à chaux, des réserves d’eau et de combustible, des aqueducs, des arènes, des tours de sonneurs de cloche et de guetteurs, des pigeonniers, le téléphérique de transport de marchandises entre autres. Par l’excellence de leur localisation et de leur évolution technologique, certaines roças pouvaient alors posséder des systèmes complexes de captation d’eau par production électrique (comme dans les roças Bombaim et Rio do Ouro), profitant ainsi des ressources naturelles fournies par l’île et dotant chaque roça de particularités uniques.
Dans ses activités nombreuses et variées, la merveille de la roça partait du «Terreiro», terrasse centrale et point d’orientation représentant le centre névralgique d’où, battant sans exception la mesure de leur routine, convergeaient les marchandises et les produits, les patrons et les domestiques.
Principalement conçue sous une forme rectangulaire, le «Terreiro» pouvait avoir plusieurs formes et structures: selon un axe d’orientation appelé «roça-avenue»; différentes parties avec deux ou plusieurs terrasses dénommées «roça-ville» pour donner un plus grand dynamisme, ou sous forme quadrangulaire clos aux quatre côtés, la «roça-terrasse»5.
Cependant dans l’agencement de la terrasse, les éléments les plus importants et de plus grand éclat, comme la maison principale ou l’hôpital, étaient stratégiquement implantés de façon à renforcer la hiérarchie et d’idéologie courante, alignés sur l’axe d’orientation et/ou implantés aux points de plus grande altitude et de plus grande visibilité.
Les processus de construction et les styles des principaux édifices de la roça étaient en partie le résultat de l’essor industriel et de l’importation par voie maritime de matériaux industrialisés préfabriqués, selon des références architecturales qui étaient facilement adaptables au climat austère tropical.
Après analyse d’un échantillon des principales maisons, nous avons trouvé des références sur la mode stylistique européenne vécue à l’époque de l’habitation mono-familiale , comme le Chalet, modèle de style colonial donnant à l’habitation une grande fonctionnalité, avec de larges balcons et des toitures avancées de type «Lusalite» et tuile de Marseille, avec des variantes et des particularités adaptées au goût même du propriétaire, comme les corniches et les embellissements intégrés dans la saillie en bois.
Les hôpitaux, pour leur part, se présentent comme symbole de la modernité. Grâce aux facteurs techniques existants dans le domaine de la salubrité, ils apparaissaient ainsi rehaussés à environ un mètre du sol et étaient étayés par un arc de maçonnerie en pierre. Leur typologie montre également l’influence fonctionnelle des unités thérapeutiques qui existaient au Portugal tant à travers le dessin du corps central et des deux ailes que par la métrique des vides et de la façade très marquée d’où la distinction entre les ailes des infirmeries pour hommes, femmes, enfants, domestiques ou intendants et administrateurs. Nous pouvons observer ces éléments dans les hôpitaux de Agua Izé, Rio do Ouro ou Sundy.
Les Salanzas étaient les habitations des domestiques engagés ; elles étaient le reflet de la condition de ses habitants et leurs étaient imposées pendant ce cycle de développement. D’une énorme simplicité de fonction, de matériau et de construction, elles servaient seulement de dortoir et mesuraient un peu plus de 14 m2. En groupes de 8 à 10 unités, leur disposition dépendait du besoin de contrôle des travailleurs: en forme de quartier et en files parallèles, comme à la roça Boa Entrada, elles rappelaient les villes ouvrières portugaises, ou dans les cas les plus austères, autour d’une terrasse comme à la roça Santa Margarida.
Les bâtiments agroindustriels, comme les séchoirs et les entrepôts, occupaient la plus grande partie de l’espace construit de la roça. Sans grand éclat ni détail dans les procédés de construction, ils jouaient un rôle déterminant dans le fonctionnement agricole.
Les séchoirs permettaient le séchage rapide du produit, le protégeant ainsi des pluies incessantes; cependant, d’autres systèmes utilisaient un procédé de séchage au sol selon lequel, au moyen de plateaux rétractables répartis sur l’espace de la terrasse, les pluies étaient collectées sur une terrasse au milieu des rails.
Dans ce chapitre, les structures des roças démontrent une grande variété déterminée en fonction de l’évolution constante de leurs besoins, tout comme par la transformation des procédés de production au cours du temps. Cependant, dans une analyse globale, cette diversité est dirigée par des modèles et des influences coutantes, représentant ainsi un exemple d’excellence dans le panorama du patrimoine agricole mondial.
Conclusion
A São Tomé et Príncipe, la roça est le reflet de sa propre mémoire et de sa propre identité. Lors des périodes de cycles productifs actifs et de croissance, l’homme avance face à la nature. En période de stagnation, la nature prospère grâce à son climat tropical.
En nous écartant du contexte idéologique sous-jacent au schéma de sa structure, l’importance de la roça a une valeur incomparable, dès la forme qu’elle adopte pour s’installer et pénétrer le territoire jusqu’à l’expression architectonique, en se transformant en icône culturelle et identitaire du peuple santoméen. La roça représente la trace historique la plus importante de l’histoire de São Tomé et Príncipe, il est important de la sauvegarder.
Sans comparaison dans l’archipel, elles symbolisent les structures fonctionnelles les plus remarquables par leur dimension, leur éclat et leur importance en termes d’urbanisme et de culture. Ce sont de vrais «monuments» qui ont marqué l’histoire de São Tomé et Príncipe, en représentant non seulement le paradigme de son architecture mais aussi du pays même et de sa propre culture. Elles sont sans aucun doute la mémoire et l’héritage le plus profond du peuple santoméen.Une fois de plus, São Tomé et Príncipe est confronté aujourd’hui à une lutte systématique entre l’homme et la nature, avec la menace d’un nouveau cycle qui prétend conduire l’archipel à son développement économique. Cette menace de nouveaux cycles désordonnés, que ce soit le «cycle du pétrole» ou celui du «cycle du tourisme», doit garder présent cet héritage laissé par les cycles précédents.
La roça est le principal facteur d’agencement territorial, c’est aujourd’hui l’espace du mode de vie et du travail de la plupart des communautés locales. Heureusement, le temps qui passe a altéré son genus loci6, la récupération de la roça comme patrimoine agricole mondial a d’énormes potentialités, et c’est une ressource qui doit être identifiée comme telle. La dotation d’infrastructures préexistantes peut constituer un levier pour sa réinvention et sa reconversion, en faisant une transition entre le cycle colonial et le cycle culturel, au travers de projets éco-touristiques attachés à son activité agricole. De fait, il est possible de regarder le développement de São Tomé et Príncipe sans regarder le paradigme de la roça, néanmoins dans ce cas, nous courrons le risque d’être en état de créer les «roças -tourisme», niches d’excellence ou d’immeubles privés, dans l’esprit de «ouvrir des clairières» et «défricher la brousse», en ignorant les conditions de vie de la population et de son héritage patrimonial. Ou alors la perte du caractère de la roça mènera à la perte de son importance culturelle et par conséquent à sa perte de valeur patrimoniale, ce qui lèsera gravement la culture et la mémoire de São Tomé et Príncipe.
Ainsi, reste la question: Quel rôle aura le Portugal, quant à sa responsabilité historique et culturelle, dans la sauvegarde et la récupération de l’héritage de la roça comme forme de développement? La roça serat-elle condamnée à être plus encore un exemple de perte d’identité et de mémoire d’un patrimoine d’origine portugaise dans le monde?
Texte publié à l’origine dans Revista Monumentos n.32, Décembre 2011
Bibliographie:
A.VV. - Arquitectura Popular em Portugal Lisboa: Sindicato Nacional dos Arquitectos 1961, , Vols 1 e 2.
AA.VV. - Património de Origem Portuguesa no Mundo - arquitectura e urbanismo. Lisboa: Fundação Calouste Guulbenkian 2010, Volume II África, Mar Vermelho, Golfo Pérsico.
AA.VV. -São Tomé, Ponto de Partida. Lisboa: Instituto Marquês de Valle Flor, 2008.
AA.VV. - 100 obras de engenharia portuguesa no mundo, no século XX. Lisboa: Ordem dos Engenheiros 2003.
REBELO DE ANDRADE, Rodrigo –As roças de São Tomé e Príncipe - O passado e o futuro de uma arquitectura de poder.(Dissertação para Tese Final de Curso) Porto: Faculdade de Arquitectura da Universidade do Porto, 2008.
COLONIAL, Centro Lisboa - Representação dos Agricultores de S.Tomé e Príncipe A sua Excelência o Ministro do Ultramar, 1957.
FERNANDES, José Manuel -Arquitectura e Urbanismo na África Portuguesa. Casal de Cambra: Caleidoscópio, 2005.
LOUREIRO, João -Postais Antigos de São Tomé e Príncipe. Lisboa: ed.autor, 1999.
MAGALHÃES, Ana; GONÇALVES, Inês -Moderno Tropical - Arquitectura em Angola e Moçambique1948-1975. Lisboa: Tinta da China, 2009.
MANTERO, Francisco - La mano de obra en San Thomé e Principe.Madrid: ed.autor, 1920.
NASCIMENTO, Augusto, «S.Tomé e Príncipe» . Nova História da Expansão Portuguesa. Lisboa: Editorial Estampa, 1986, Volume X: O Império Africano 1825-1890, pp. 269-318, Volume XI: O Império Africano. 1890-1930, pp. 201-258.
TENREIRO, Francisco José - A floresta e a ocupação humana na ilha de São Tomé. Lisboa: Revista da Junta de Investigação do Ultramar (Vol. 9 – nº 4), 1961.
TENREIRO, Francisco José –A Ilha de São Tomé. Lisboa: Memórias da junta de investigações do ultramar, 1961.
- 1. “Obô”: expression locale qui signifie brousse dense, forêt tropicale de São Tomé.
- 2. Nous pourrions se référer aussi aux îles de Fernando Po (l’actuel Bioko) et Ano Bom, localisées dans le Golfe de Guinée et de possession portugaise entre 1474 et 1778.
- 3. Il est possible de rencontrer ce modèle non seulement dans les structures de l’Alentejo mais aussi dans les «quintas» du Ribatejo, des Beiras et du Douro. Ce sont néanmoins des structures avec des échelles, des territoires et des déterminations assez distinctes qu’il n’est pas important de spécifier ici.
- 4. Dépendance: roça satellite de plus petite échelle. Elle pouvait être directement liée à la roça -siège ou être totalement auto-suffisante.
- 5. plan adopté majoritairement par les roças de plus petite dimension
- 6. genius loci : terme utilisé par Aldo Rossi pour définir le caractère ou l’esprit du lieu.