La ville caméléon - extracts d'un hypomnèmata
Les corps sont fermés
Les corps sont fermés, presque fermés. Les corps sont des îles fantastiques, isolés dans la matière. Les îles sont sérieuses à force de regarder l’horizon. L’horizon, méchante ligne courbe qui nous interdit l’au-delà.
La ville telurique
Qu’est ce que révèle cette ville, ce « chaos » ? Quelle poésie jaillit, quel est ce message tellurique ? Il semble que la ville refait ce que le volcan a fait quelques millions d’années avant la naissance de l’homme. Il y a quelque chose qui nous échappe dans la croissance si soudaine de cette ville. Quelque chose pousse par-dessous, tout se répand à la vitesse ralentie d’une lave de ciment. C’est quelque chose qui échappe à ses habitants, quelque chose de vivant, quelque chose de profondément organique. La ville jette désespérément ses tentacules sur les flans de la montagne et recouvre peu à peu le cratère.
La ville est belle comme un paysage, comme une construction naturelle, parce qu’elle échappe a l’entendement, parce qu’elle surgit d’une volonté supérieure. Un devenir chaotique, indépendant, organique, surnaturel.
Recherche
Chercher c’est tenter trouver quelque chose qui est déjà là, que personne n’a jamais trouvé ou alors personne n’y a porté attention, ou tout simplement tout le monde l’a déjà trouvé sauf celui qui cherche. Je ne sais pas dans quelle catégorie je me trouve ; sans aucun doute pas dans la première, mais plus probablement dans les deux secondes. Quand on cherche, on se cherche soi-même. Chercher s’est être de plain-pied dans l’inachevé, dans l’ineffable, dans l’incommunicable. On cherche et l’on se cherche, et le jour ou on se trouve, on n’est déjà mort. La ville se cherche. C’est une ville qui se fait, qui ne s’est pas encore trouvée. Elle se cherche parmi ses influences, son histoire, ses habitants, elle progresse à la découverte d’un temps qui s’invente et se renouvelle tous les jours. C’est un peuple qui se cherche parmi une multitude d’origines et d’influences, le jour ou il se trouve, ou il se définit, il meurt. Bien sûr ils meurent parce qu’ils restent indéfiniment eux-mêmes cloîtrés dans leur propre définition.
Maintenant la ville meurt et ressuscite tous les jours. Elle se meut. Elle rampe. Elle échappe à l’entendement, à la logique. Mais elle a des logiques qui se croisent, qui se multiplient, qui s’accouplent. Les maisons s’accouplent la nuit. C’est une véritable orgie. Et de ces accouplements monstrueux, jaillissent d’autres maisons qui sont des univers. Les maisons sont des tremplins, des rampes de lancement, des pièges à rêves, des planètes entières, des îles évidemment. Elles sont belles, élégantes étonnantes, ou grotesques, obscènes et fantastiques. Elles outragent le bon goût qui s’en prend plein les dents et c’est tant mieux. La nuit, les maisons sont des bateaux inversés qui s’ennuient sur une mer de pierre. Ce son sourd, c’est les quilles qui tapent sur le fond. Les habitants endormis sondent le ciel pour savoir s’ils ont pied. Les maisons sont des véhicules qui abritent et transportent …Quoi ? nos désirs, nos rêves, nos défaites, nos fragilités et ceux que l’on aime.
Un complot
Peut-être sous une de ces maisons se trouve l’entrée d’un tunnel qui relie toutes les îles du Cap-Vert entre elles mais aussi toutes les autres îles.
Ensemble les îles ont ourdi un complot qui cerne tous les continents.
Les maisons du dessus
Voir les maisons du dessus, dedans
Voir le dedans du dessus.
Voir au-dessus dedans.
Voir dedans.
Voir.
Méthode de recherche
Deux brésiliens seront mes guides :
“É que Narciso acha feio o que não é espelho”, Caetano Veloso
« C’est que narcisse trouve laid ce qui n’est pas reflet.
Je t’explique pour te confondre
Je te confonds pour clarifier
Je suis illuminé pour pouvoir aveugler
Je deviens aveugle pour pouvoir guider. Tom Zé.
Qui croit à ces espaces
Qui croit à ces espaces ? personne ne peut croire à ces espaces. Ils sont là pour nous faire rire. Qui ne croit que ce qu’il voit ; est, ce qui est.
La perspective dans le cerveau
Où est la place de la perspective dans le cerveau ? Où suis-je dans ces lignes, dans ces géométries. Suis-je parallèle à ma propre vie ou au-dedans sans distance et sans vision. À quel point ce que je vois est-il ? Je vois des formes, des ombres, des anti-formes et l’antichambre des ombres, illuminée et sans étoiles. Ce doit être l’autre coté de l’univers. Un escalier incrusté dans la pierre me mène ou bon lui semble.
L’inachevé : cela qui désétabli celui que regarde la ville
Le fait d’être, face à quelque chose qui nous échappe, qui a sa propre volonté, sa propre autonomie. Communément, nous appelons cela le chaos, un fait qui nous entraîne, un face à face qui nous transforme. Un fait inachevé qui nous oblige à nous remettre en question perpétuellement. L’inachevé c’est quelque chose d’instable, de dynamique, de paradoxal : Puisque arrêté dans le temps quand on le pense, impossible d’être pensé, il se soustrait à notre pensée, mais nous donne l’intuition des possibles, tend vers le futur, donne de l’élan. (Rien à voir avec un monde en ruine. Rien à voir avec la nostalgie d’un passé déjà révolu, mais plutôt prise de position d’un temps qui ne sera jamais plus le même). L’inachevé c’est l’inquiétant. C’est l’angoisse du devenir qui nous échappe et l’angoisse d’un présent bien réel et intransigeant. L’inachevé :cela qui déstabilise celui qui regarde la ville.
Un être en chantier
Qu’est ce que je cherche dans les maisons inachevées? L’inachevé sans aucun doute ! Les maisons ne sont que les véhicules de la pensée.
Je me focalise sur ce que je crois important, comme lorsque je cherche quelque chose que j’ai perdu. Elle est juste devant mes yeux, mais je suis incapable de la voir, aveuglé par le présupposé de ne pas la rencontrer là. À chaque fois que je cherche mes clefs par exemple. Je remue ciel et terre, je fouille toute la maison, je reviens vingt fois devant l’endroit où elles devraient être, et ou la plupart du temps, elles se trouvent effectivement. Souvent je les vois ou plutôt je les regarde sans les nommer, incapable de les discerner tant mon esprit ne peut justement se les imaginer ici. Quand je cherche, je cherche souvent à côté, je tourne autour du pot. L’essentiel est devant moi, mais je m’attarde sur des détails. Quoi qu’il en soit aucun de ces détails n’est insignifiant, ni les moments où je cherche a côté, ni l’ennui qui parfois m’envahit, ni les moments de lucidité ou je sens que tout ceci n’a ni sens ni utilité.
De la ville à moi
J’aime les villes en chantier. Les sacs de ciment à l’abri sous une bâche plastique, les tas de sable et de graviers, les parpaings rangés le long des murs, les restes de palettes, les plantes qui continuent de pousser dans la poussière, les tranchées sans destination, les canalisations, les fers à béton qui surgissent ça et là, esprit de continuation. Les transparences à travers les bâtiments, les trous en attente de fenêtres, comme un sourire édenté, les portes en bois de coffrage, le cadenas, la pierre volcanique des fondations, les escaliers qui ne mènent nulle part, la cave encore sans mystère, sans réserve, les colonnes brutes de coffrage qui ne disent pas encore leur origine grecque ou romaine, qui ne dévoilent pas encore leurs chapiteaux ou le phantasme du propriétaire, les balcons sans balustrade qui nous donnent le vertige vu d’en bas, les étages en plaque, les surfaces, les volumes encore sans fonctions qui jaillissent de la façade comme des plongeoirs, des passages sans issue, des voies à sens unique. Des espaces préparés pour être salle de bains, chambre, salon, cuisine, cave, grenier, débarras, dans lesquels un jour, on boit, on mange, on prépare le repas, on fume une cigarette après l’amour, on regarde par la fenêtre, on s’ennuie… Les os, la chair et la peau mêlés. Le squelette est visible et l’espace entre les os découpe le paysage. À travers toi je vois le paysage, la montagne et la mer, le bleu du ciel. C’est ça qui m’attire, qui me fascine dans les maisons inachevées, en chantier, cette esthétique du possible, du « en train de se faire », du probable et de l’improbable, de l’inspiration, de l’irréalisé, de l’imaginaire et de l’inquiétude. Un monde ouvert et sans certitude. Le monde de l’angoisse de tous les possibles. La liberté d’être ou de ne pas être… encore. (Les gens sans inquiétude sont des blocs gardés par des «pik-bull»).
Dans cette ville
Dans cette ville, je vois un être qui se meut, doucement, quelque chose qui ne sait pas encore marcher, ça rampe plutôt. La ville est un être qui me rappelle un autre être, qui est celui la même qui la regarde. C’est un être qui me rappelle tous les êtres. Je ne rampe pas bien sûr, je ne rampe plus, mais mes chemins sont sinueux et indéfinis. Tous sont inachevés et tout en moi est en chantier, en construction.
La ville organique
C’est sans doute un effet du contraste entre l’aridité du paysage et son côté alambiqué, végétal, cette sensation d’une vie intérieure qui nous évoque quelque chose d’organique. C’est la ville qui est la chose la plus organique de São Vicente, le plus luxuriant en relations aux restes de ce paysage presque désertique. Il y a dans la ville et dans ces maisons exubérantes une espèce de lutte de la fertilité, de l’imagination contre l’aridité, une lutte ou se joue la suprématie de l’une sur l’autre. Il y a en même temps une sorte de connivence, le jeu fragile ou se joue l’existence de l’une et de l’autre.
Rappelons seulement que nous savons aujourd’hui que la matière se comporte de manière radicalement différente dans les conditions de non-équilibre, lorsque les phénomènes irréversibles jouent le rôle fondamental. Un des aspects les plus spectaculaires de ce nouveau comportement est la formation de structure de non-équilibre qui n’existe qu’aussi longtemps que le système dissipe de l’énergie et reste en interaction avec le monde extérieur. C’est là un contraste évident avec les structures d’équilibre telles que les cristaux qui, une fois formés, peuvent rester isolés et sont des structures « mortes » sans dissipation d’énergie.
L exemple le plus simple de structure dissipatrice que l’on peut évoquer par analogie, c’est la ville. Une ville est différentes de la campagne qui l’entoure. Les racines de cette individuation résident dans la relation qu’elle entretient avec la campagne avoisinante. Si on supprimait ces relations la ville disparaîtrait.
Ilya Prigogine. Les lois du chaos
L’idée
Dès que l’idée a surgi, on en trouve la trace inscrite dans de nombreux exemples.
L’équivalent parfois ou l’analogue au moins. Une bonne idée, c’est cela même qui dévoile ce qui est déjà. C’est une clef pour ouvrir des portes ouvertes. Quelque chose comme une révélation (Par exemple la relation évidente entre l’herbe et l’écume). Et l’on peut tout simplement se trouver face à face à l’idée à laquelle on avait pensé, déjà réalisée. Je crois que c’est très bon signe. C’est que cela fait du sens, que cette idée flotte déjà dans l’air. Elle flotte et on la trouve parce qu’on la cherche, mais sans savoir où exactement, ni comment ni ce que l’on cherche au juste. Mais il y a une claire évidence dans sa découverte. Elle flottait juste à notre côté entouré de brume. Ou suis-je ? qui suis-je ? dit-elle.
Coagulum
Je ne comprends jamais vraiment ce que l’on me dit au téléphone. Il me semble que les mots arrivent sectionnés, fragmentés en sons artificiels. On dirait des morceaux mis bout à bout, désordonné, conglomérat moléculaire de sons ou les mots nagent comme des grumeaux. Lorsque l’autre parle, j’ai toujours envie de regarder l’écouteur pour voir si les mots sortent sous forme de pâte ou de liquide ou si quelques caillots ne sont pas en train de boucher les orifices. Il y a un abyme entre moi et mon interlocuteur. On parle et l’on ne se dit rien. Je ne crois pas à ce que me dit la personne qui est de l’autre coté, parce que, au fond, je ne crois pas vraiment qu’une personne soit de l’autre coté (je ne sais pas d’où me viens cette méfiance). D’ailleurs quand nous sommes au téléphone nous sommes au bout du fil, juste au bout d’un fil, c’est ténu comme contact ! (il est vrai qu’avec les téléphones portables cette expression est dorénavant obsolète). L’autre et sa parole sont désincarnés et sans faces. Impossible de prétendre que ce que dit quelqu’un à travers cette chose ait la moindre importance.
La maison
Cet espace est un lion, d’ailleurs il a des crocs. Il faut que j’apprivoise l’espace ou est-ce l’espace qui va m’apprivoiser. Qui des deux est dompté, le dompteur ou le lion ? Les apparences sont parfois trompeuses, souvent trompeuses. Cet espace est compliqué. Complicote, txéu complicote, comme on dit ici. Aucune ligne principale sur laquelle s’appuyer, aucun plan ne domine les autres. Il n’y a pas de logique, on dirait qu’il est « apenser ». Au début du texte, sans le vouloir, j’ai écrit : j’aprovise au lieu de j’apprivoise. Cette dialectique du « apprivoisé » et du, « être apprivoisé », a quelque chose à voir avec l’improvisation. Quand on improvise, on apprivoise l’instant et l’on est instantanément apprivoisé par lui. On « s’aprovise » l’instant?
En tout cas pour le moment, le lion rugit et tourne furieusement dans la cage, j’ai oublié mon fouet à la maison, et je tremble de peur à l’idée de ce qui va se passer. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais faire et le temps me manque.
Pourquoi faut-il au bout du compte que je travaille systématiquement dans l’urgence? Toujours en apnée ? On dirait que je gère le temps de manière a ne plus en avoir. Peut-être pour rompre ma lenteur. Le temps peut-il se rompre ? Le temps fait–il parti des solides, des liquides ou des gazeux ? Quand il se transforme en angoisse dans l’estomac, il est dur comme du fer, lourd comme du plomb. Quand il se transforme en amour, il est à l’état gazeux, le plus volatile des gaz, plus léger que l’oxygène. Quand il se transforme en pensée, en inspiration, en poésie, il est à l’état liquide, il vous coule entre les doigts, vous rafraîchit le visage où vous emporte dans ses courants tumultueux.
L’empois
Je colle! je colle! S’écrie l’homme pris au piège de lui-même. Je colle à ma propre image et je m’aime tant ! Je suis exactement ce que j’espérais être. Je colle! je colle car je suis un Con Vaincu !.
Le nous de majesté
Parfois je me prends au sérieux, ce sont les moments les plus tristes de ma vie. Quand je me sens important, je le suis, car qui croit l’être, l’est. Existe-t-il un remède à cette calamité? L’ironie est le remède.
Le pouvoir ne supporte pas l’ironie, l’ironie détruit à la base toute tentative d’édifier quelque chose de solide et éternel. Toutes les certitudes se basent sur l’idée qu’il existe quelque chose de solide et d’éternel. Mais l’ironie prouve que toute construction de l’esprit n’est rien d’autre qu’un château de cartes. Nous n’avons rien pour nous asseoir, Nous sommes dépourvus d’assise et c’est tant mieux. Qu’on m’abatte le jour où je m’y crois…Ou je m’y crois quoi? Et bien, le jour où je me prends pour ce que je crois être. Lorsque je subirai le premier coup d’état de moi contre-moi, le jour ou je resterais collé à mon image, le jour ou l’on me verra lécher le miroir comme on lèche l’assiette après la soupe; de moi, méticuleusement épris.
Je ne suis jamais hors de moi
Personne n’est objectif, l’objectivité n’existe pas! Il y a toujours un sujet qui pense. Peut-être peut-on s’en approcher, ou pour le moins être le plus vigilant possible. C’est de mon point de vue uniquement, que je vois les choses, mon point de vue unique est influencé par d’autres points de vue unique que je comprends et perçois à partir de mon point de vue unique qui est influencé par d’autres points de vue unique et cela à l’infini. Je ne suis jamais hors de moi. Je vis dans un système de relations, je suis continuellement traversé, je suis un système de relations, une passoire.
Je suis le prisonnier de cette relation entre l’objet, le sujet et un « je-ne-sais-quoi »*. Ce « je ne sais quoi » je l’appelle le mouvement ipséioidale, le mouvement de l’hélice d’un ventilateur, lorsque à grande vitesse, on ne différencie plus les trois pales. Ce mouvement interne, ce chaos*, cet ordre sous-jacent c’est le troisième terme, qui est dynamique, qui est toujours en mouvement, qui ne se laisse pas définir. C’est la part de l’éternel inachevé. C’est la part de l’instable, de l’indescriptible, de l’innommable. On peut l’appeler l’irrationnel, mais cela est trop évident, en butée avec le rationnel, trop dans l’opposition. Il y a toujours un peu de « désaccordé », d’arythmique dans ce mouvement. Ça échappe au binaire, ça échappe toujours à la confrontation parce que ça ne réside pas dans un lieu définitif, ça ne se fixe pas, ça ne peut se cerner ni se définir. C’est ce qui, de nous, nous échappe, qui nous échappera toujours, dans le passé, dans le futur comme dans le présent. C’est cette part de présent, d’éternellement actuel qu’il y a dans notre hier notre maintenant est notre demain.
* chaos se rapporte à une classe de phénomènes bien définis où l’imprédictibilité est certes présente, mais où n’en existe pas moins un ordre sous-jacent.
Le beau paradoxal
Je trouve cela beau, j’insiste sur le mot beau, je ne le récuse pas, au contraire, je l’adore. Pour sa capacité à échapper à une définitions facile et définitive, pour ne pas être objectif, pour ne pas se conformer à notre volonté impérialiste de tout savoir, de tout consommer. Le beau ne se consomme pas, mais se consume. Ces inconvénients sont justement ses qualités
Clair comme de l’eau de sources
Quand c’est beau, c’est évident, c’est clair. Malgré tout on peut en parler pendant des heures et ne jamais se mettre d’accord. C’est aussi un mot un peu paresseux et très influençable. Dans le bon sens du terme, il n’en fait pas trop. Il sonne comme une évidence mais il n’élimine rien autour de lui ni à l’intérieur de lui. Il est possible et plein de possibles. C’est beau et cela ne s’arrête pas là, cela ne s’arrête jamais là, ça continue à l’être dans un mouvement centripète et centrifuge qui bouleverse l’univers et qui vous bouleverse en même temps. Si vous réussissez l’exploit de définir quelle est la part du beau dans ce que vous trouvez beau, c’est qu’il ne l’est déjà plus.
Une sentence
Il y a un moment ou seul le mot beau remplace tous les autres. C’est alors que ça l’est comme ultime conséquence. Si je revenais en arrière, dans une sorte de looping, je repasserais par les mêmes émotions jusqu’à ce que de nouveau l’unique mot qui me vienne à l’esprit soit : beau. J’aime bien être confronté à ce sentiment, regarder un paysage, un tableau, une femme et simplement penser : BEAU.
Le capital est en nous, à peine travesti
Dimanche 2 octobre.
Quand est ce qu’une idée devient une obsession ? Comment se transforme-elle et envahit-elle tout l’espace qui nous reste de pensée ? À dire vrai j’aime bien être « pris en bloc » par une idée, complètement mangé par elle. Il y a une passion qui s’échappe de cette fusion. Aujourd’hui je ne suis pas fusionnel. Je ne vis pas dans l’amour, ni dans le don de soi. Je suis stupidement économe, je négocie, je gère. « L’esprit de capital » me pénètre par le pire coté, le dedans. Difficile de se défendre de cette misère, le problème est profond et interne. Et comme tous les problèmes internes, il ne peut se résoudre sans un tiers. Mais l’altérité a des absences, ce sont ses ratés, et le capital est une machine bien huilée. Il faut beaucoup de concentration pour ne pas se laisser envahir, beaucoup de vigilance. Il est beaucoup plus facile de lutter contre son aspect visible, rien de plus facile finalement, que de ne pas succomber à ces tentations d’amateur. Rien de plus facile que de ne pas consommer, rien de plus difficile que de ne pas être consumé. L’attaque vient toujours du dedans, la lutte est interne.
La peste
J’ai des idées contradictoires sur les idées, en fait je ne sais pas bien ce que c’est qu’une idée, j’ai de vagues idées sur l’idée. Mais qu’est ce que c’est au juste une idée : La naissance d’une pensée, l’embryon d’un objet, quelque chose avec un début et une fin, une histoire, un sujet sans verbe. Peut-être l’idée n’a pas tant à voir avec la pensée, qu’avec la matière.Une concrétion de pensée avant la matérialisation de l’idée. L’idée serait l’étape entre la pensée et l’objet. Rien n’empêche que l’idée reste idée, mais pour se concrétiser elle doit quitter son statut d’idée et se transformer en objet. Si elle ne se sépare pas de son statut, elle reste une idée bonne ou mauvaise, peu importe, et l’objet une simple illustration de l’idée. L’idée ne doit pas remplacer l’objet, elle ne doit pas s’y substituer,( Il y a : tuer dans substituer) elle doit simplement lui donner l’élan nécessaire pour démarrer. Je ne crois pas que l’on se doit d’être fidèle à une idée. Je me méfie de la fidélité comme de la peste.
Fluctuer dans l’air
Aujourd’hui sur la plage, je me suis posé cette question. Ou plutôt elle m’est venue à l’esprit sans prévenir. Elle s’est formulée ainsi : lequel d’entre nous va mourir en premier ? Tout était tellement vivant sur cette plage que la mort semblait en être bannie. Cette question ne permet aucune réponse, comme la mort sur la plage, la réponse en est proscrite. Toutefois un léger nuage a voilé le soleil, la lumière s’est atténuée et la question est resté flottante dans l’air.
Des brindilles et des fous
Les fous convergent vers les dômes, les bras chargés de brindilles. Ils les apportent puis les déposent, les disposent en bon ordre, sans ordre, leur parle doucement. D’autres fois, ils les abandonnent en cour de route, sans raison apparente. Quoi qu’il en soit la brindille finira par être mise sur le dôme, découverte et choyée par un autre fou qui convergera vers le dôme les bras chargés de brindilles, ou avec une seule brindille, une petite et unique brindille à qui il apportera toutes ses intentions, son attention, toutes ses obsessions. Le fou lui dédiera sa vie, son existence, pour pouvoir la déposer à la cime du dôme. D’autres encore qui avaient trouvé une brindille l’abandonnent en cour de route pour en prendre une meilleure, qu’ils abandonnent pour une autre encore meilleure laissant derrière eux un long chemin de brindilles de plus en plus petites qui seront bientôt découvertes, convoitées et transportées par d’autres fous. Toutes, malgré l’inconstance et l’aléatoire finiront sur la cime du dôme, et les brindilles déposées par les fous antérieurs seront ensevelis sous d’autres brindilles et encore d’autres brindilles…Des brindilles de rien. Ensuite, lorsque le dôme est très grand et que des milliers de fous obsédés de brindilles s’agitent éperdument, ils y mettent le feu
Lutter contre vents et marée
L’île de São Vicente n’a pas d’autre fonction que de disparaître, peu à peu, usée par le vent, mangée par la mer. São Vicente est une créature. Quelques mammifères qui ont fait naufrage sur l’île vivent sur ses flancs, dans les vallées laissées par les cratères usés. L’île de São Vicente n’a ni bonté ni mauvaiseté á laisser les mammifères construire une ville sur elle. Elle n’y porte pas attention. Dans sa lutte contre le vent et la mer, rien ne peut changer de son éternelle mélancolie, de sa nostalgie d’être un volcan.
Tourner autour du pot
Au début je n’ai pas eu le courage nécessaire pour me confronter à la ville face à face. J’ai eu besoin de trouver un subterfuge, de tourner autour du pot. Mindelo est le cratère d’un ancien volcan. Dispersées autour de la ville, les collines la dominent. La ville se répand sur leurs flancs. La première idée que j’ai eue, ce fut de monter systématiquement sur les points les plus élevés de la ville pour pouvoir la contempler de haut.
C’est très impressionnant la vue que nous avons quand nous atteignons les sommets. D’un unique regard nous l’embrassons toute entière, et nous pouvons refaire le chemin que la lave a parcouru il y a de cela quelques milliers d’années. Le paysage est de couleur uniforme mais de relief très contrasté; en même temps doux dans son mouvement, comme des ondulations et de la houle, ou aiguisé et coupant dans sa fixité. On peut même y voir des montagnes et des crêtes d’écume éternellement figées prêtes à tomber tout à coup sur la ville.. Dans le centre de la ville, les maisons sont plus colorées, mais peu à peu quand on s’approche de la périphérie, elles sont de couleur terre, et se confondent aux collines, s’enterrent dans leurs flancs. J’ai toujours aimé rester à la cime d’une montagne, m’enivrer de ce sentiment de beauté, de plénitude qui attire les larmes à l’orée des yeux. Méditer devant un paysage comme celui-ci, c’est dépasser durant quelques instants sa modalité d’être humain prisonnier de sa condition, embourbé qu’il est dans l’existence. Se dépasser et presque voler…presque!
Qu’est ce qui miroite
Sensação de ser agitada por dentro. Estranho
Vestígio d’uma força pavorosa, tremendo.
Une grenouille flotte dans l’attente d’une proie e…
Qu’est ce qui miroite, nous attire, nous fascine
Serait ce le reflet unique d’une anguille?
Au fond du puits je vois: le ciel bain d’huile.
La nausée me traverse.
Est-ce le reflet unique d’une anguille,
Quelque chose de mystérieux,
Qui nous sonde a l’envers?
De l’autre coté du mur
La ville me fait penser au film de Jaques Tati, Mon Oncle. Il y a cette même séparation, cette même transition du rural et de l’Urbain. Quand, dans Mon Oncle, monsieur Hulot passe un petit mur à moitié détruit pour aller visiter son oncle, c’est une frontière qu’il traverse entre deux espaces et deux temps. L’un est rural, villageois et profondément nostalgique, le monde sans méchanceté de l’enfance, une espèce d’éternelle quotidienneté. Un temps sans rupture, qui coule. De l’autre côté du mur c’est le monde moderne, la technologie, l’économie, un temps plus fragmenté, une superficialité pleine d’arrogance. Il y a quelque chose d’absurde dans cet univers trop prévisible. Quand Hulot pénètre dans cet espace, il y a de l’imprévisibilité qui entre et le chaos s’installe. Hulot, c’est comme un courant d’air qui traverse, qui fait grincer les portes, claquer les fenêtres, voler les papiers bien rangés sur le bureau et disparaît comme il est venu, sans prévenir. C’est dans cet univers, celui que l’on attend plus, que l’on aimerait voir disparaître, qui dérange par son absence de présence, par sa présence de « déjà plus, encore et toujours là ». Malgré tout avec Tati les gens restent touchants, ils sont ce qu’ils étaient : des enfants qui sont venus de l’autre côté du mur et qui voudraient fuir ce qu’ils au fond, sont.
Histoire du sourd muet
Le 02 septembre 2005. Aujourd’hui j’ai visité une maison en construction dans le quartier de Chão de Alecrim. C’est une maison que j’ai déjà repérée lors de mes promenades, elle est très bien située. La visite est faite par le maçon sourd et muet qui est chargé de garder les clefs. Elle prend tout de suite une allure surréaliste, nous suivons notre guide tentant de comprendre ce qu’il ne nous dit pas mais qu’il nous montre fort de gestes expressifs. Pour la salle de bains, il singe les personnes qui se lavent, pour le salon, il fait semblant de s’asseoir dans un fauteuil confortable, fumant un cigare, et profitant de la vue splendide ou d’une télé-nouvelle. Il imite une personne déféquant pour nous expliquer la raison de cette cuve à l’intérieur de la maison qui n’est autre que la fausse septique, il imite la copulation pour la chambre à coucher. Il nous montre un escalier qui ne mène nulle part, pour nous indiquer que la maison va se prolonger encore sur deux étages. À l’aide d’un peu de plâtre, il nous écrit le prix de la maison sur le mur. C’est assez difficile, pour ne pas dire impossible de lui expliquer que nous ne voulons pas acheter, mais seulement intervenir dedans, et faire là une « installation éphémère », un travail artistique. Comment peut-on imiter l’idée d’ éphémère, comment expliquer à un sourd et muet « installation artistique » ?
C’est curieux comme nous nous débattons pour essayer de transmettre, de communiquer à tout prix avec nos congénères. C’est drôle de voir qu’il suffit d’assez peu pour ne pas pouvoir se comprendre, Il y a quelque chose de délirant dans cet effort gigantesque à vouloir communiquer. Jusqu’à quel point, ne sommes nous pas uniquement des machines à transmettre l’intransmissible. Condamnés à communiquer l’incommunicable.
Au bout du compte
Finalement on transmet surtout en surface. Dès que l’on se met à la tache de vouloir en dire un peu plus, on se confronte à de grandes difficultés, à des impossibilités majeures qui semblent être la propre essence des couches plus profondes, des couches toujours plus opaques. Je ne sais pas si, au bout du compte, on trouve cette fameuse transparence, cette clarté totale ou la plus profonde des obscurités.
Texte originalmente publié dans Dá Fala, nº 4, Cabo Verde 2005, et ici