Les bouts de bois de Dieu de Ousmane Sembene
« A vous, Banty Mam Yall,
à mes frères de syndicat et à tous les syndicalistes
et à leurs compagnes dans ce vaste monde,
je dédie ce livre. »
Avant de parler des Bouts de bois de Dieu, attardons-nous un peu sur son auteur, Ousmane Sembene. Il est l’un des représentants les plus emblématique de la culture sénégalaise, pays manquant cruellement de médiatisation pour sa culture, comme beaucoup de pays africains. Ecrivain et cinéaste, arrivé en France clandestinement puis docker à Marseille, Ousmane Sembene ne s’est pas contenté d’immigrer physiquement: il a su emporter avec lui hors des frontières de son pays une littérature engagée, marquée par sa propre vie, et en particulier la lutte syndicale qui lui tenait tant à coeur. Les bouts de bois de Dieu est un hommage appuyé aux cheminots noirs de la ligne Dakar-Niger qui ont réussi, malgré un contexte largement défavorable, à lancer une grève générale et à tenir du 10 octobre 1947 au 19 mars 1948, la plus longue que l’Afrique ait jamais connue.
Si une grève aussi longue est difficilement imaginable en France, elle l’est encore plus en Afrique. La situation coloniale, la ségrégation raciale, les mauvais traitements et les représailles sanglantes, rien n’a pu décourager les « bouts de bois de Dieu », comme ils s’appellent entre eux. Ils ont tenu bon car le combat n’était pas seulement le leur, mais celui d’une Afrique qui se libère du joug colonial. Ce que la grève apporte, outre ce que les colons leur font subir, c’est la faim, la misère. Les revenus - dans l’écrasante majorité des cas assurés par les hommes -, déjà bien faibles, disparaissent. On pourrait alors compter sur des amis, des proches, pour tenir, mais dans certaines villes, la ligne de chemin de fer est le seul employeur. Des villes entières sombrent dans la désolation. Plus que la grève, c’est l’aventure humaine qui est dépeinte. Le combat des hommes pour des conditions de vie meilleures. Le combat des femmes pour nourrir tant bien que mal leur famille. Ces femmes que Sembene n’oublie pas, tant elles ont fourni dans l’effort de guerre.
Cinq mois de doutes, de misère, mais cinq mois d’échanges et de lutte. Lutte contre le monde colonial, brutal et complètement dépassé par le formidable espace de démocratie qui se crée en face de lui, dépassé par l’engouement populaire pour la lutte, et dont la seule réponse, avant de finalement admettre sa défaite, sera le refus de négocier et la violence. Mais si ce texte est si fort, c’est parce qu’il dépasse le cadre spatio-temporel de l’Afrique et nous montre ce que l’homme est capable de faire, de créer pour un idéal, pour ce qu’il considère comme juste, pour sa famille, pour lui-même et les générations futures.
Sembene parvient à merveille à nous transmettre son admiration pour cette lutte sociale totale, pour ces petits détails, ces petites histoires qui font la grande. Dans l’écriture, on sent déjà que le cinéma lui tend les bras, tant ses descriptions possèdent une incroyable force picturale. Ousmane Sembene ne raconte pas, il peint. Outre l’intérêt proprement historique, les descriptions sont l’autre chef-d’œuvre de ce roman. Jamais une ligne de trop. Chaque personnage, chaque lieu apporte sa contribution à l’œuvre, jusqu’à dresser un panorama parfait de la situation dans laquelle ils évoluent tous. En lisant certains livres, on a parfois la sensation qu’il manque quelque chose, un petit rien frustrant, pour que ce qui a été écrit par un autre convienne parfaitement à ce que l’on aurait souhaité, mais ici, chaque phrase emboîte le pas à la précédente et s’intègre dans le tout de ce témoignage historique. L’écrivain est ici comme l’aigle qui surplombe la scène, Ousmane Sembene en a l’acuité.
La scène ou plutôt les scènes, car le roman est divisé en trois parties correspondant aux trois villes concernées par la grève. Les personnages éclairés par le narrateur sont donc nombreux : enfants, vieillards, vieilles, syndicalistes, femmes de syndicalistes. Tous sont charismatiques, comme le leader idéologique du mouvement, Bakayoko. Ces personnages sont poétiques, d’une poésie réellement différente de nos critères occidentaux, marquée par un rapport à la terre unique.
Une adaptation cinématographique est actuellement en cours, la date de sortie au cinéma n’est pas encore connue, mais c’est une autre bonne raison pour lire cette fresque historique, et aller ensuite en voir la réalisation dans les salles obscures.
Les bouts de bois de Dieu (Banty Mam Yall) de Ousmane Sembene, 1960, éd. Pocket