Ruy Guerra et la pensée critique des images
Colloque International - Fondation Calouste Gulbenkian, Paris, 8 octobre 2015
INHA, Paris, 9 octobre 2015 - APPEL À COMMUNICATIONS
Le cinéma brésilien à son meilleur a été un cinéma de démystification. Il a démystifié la société de classes en mettant à nu la structure interne de ses rapports sociaux. Dans le même temps, il a démystifié le cinéma lui-même au moyen de stratégies anti-illusionnistes qui mettent à nu le processus de construction du texte lui-même. En combinant une thématique de construction avec une esthétique de déconstruction, A Queda constitue une prolongation remarquable de cette tradition.
Robert Stam[1]
Cinéaste, poète, chansonnier, écrivain et acteur, sont quelques-uns des métiers de Ruy Guerra. Né au Mozambique, en 1931, alors colonie portugaise, et installé au Brésil depuis 1958, Guerra est, avec Glauber Rocha et Nelson Pereira dos Santos, l’un des cinéastes les plus importants du Cinema Novo brésilien.
Dans son parcours de vie, partagé entre l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Europe, Guerra accumule des expériences et des contacts. Le cinéaste se définit comme un « produit africain, [dotée d’une] affectivité mozambicaine »[2], et comme un « Latino-africain »[3], considérant que le fait d’avoir vécu dans un territoire colonisé pendant sa jeunesse a non seulement marqué son regard esthétique, mais aussi son « regard politique sur l’esthétique »[4]. C’est à Lourenço Marques, aujourd’hui Maputo, que Guerra tourne son premier film, Cais Gorjão (Quai Gorjão, 1947/8), un documentaire sur l’existence cruelle des ouvriers portuaires noirs filmé en 8 mm, dont les bobines furent confisquées et se trouvent disparues. Depuis lors, l’œuvre du cinéaste s’est toujours organisée autour des deux dimensions attribuées historiquement au processus de décolonisation : « décoloniser » est ici conjugué au sens politique et esthétique. La succession de lieux par où il passa construira un regard enrichi à chaque escale : le Portugal, la France, l’Espagne, la Grèce, le Brésil, Cuba, toute une cartographie tricontinentale. Le cinéma de Guerra est un exemple d’une triangulation prototropicaliste (et non lusotropicaliste), dans le sillage de la pensée d’Agostinho da Silva. Sa vie-œuvre ― dans laquelle le cinéma est assumé comme un projet de vie ― se fait en itinérance dans l’espace lusophone et hors de ce lieu.
Pour Guerra, il n’y a pas de différence entre le documentaire et la fiction. Le réalisateur souligne toujours le lien entre le réel et l’image cinématographique, en même temps qu’il affirme la présence face au médium d’une matière vive et irréductible au cinéma. Cependant, au cinéma, il est toujours question d’un événement à construire. C’est cette structure de l’événement cinématographique et une jouissance des corps que Guerra cherche sans cesse dans sa praxis esthétique et politique du cinéma : on le voit dès Quand le soleil dort (1954), son court-métrage de fin d’études (1952-1954) à l’IDHEC, une adaptation du roman Les hommes et les autres d’Elio Vittorini. Mais également dans Quase Memória (Quasi-mémoire), son film le plus récent, tourné à Rio de Janeiro et à Minas Gerais en 2014, et qui constitue également une adaptation littéraire, tirée du roman autobiographique homonyme de Carlos Heitor Cony.
Deux thématiques traversent, entrelacées, l’œuvre de Guerra : d’une part, le socle conceptuel de la multi-temporalité de l’événement historique (l’expérience, la mémoire, les interprétations de l’événement) ; d’autre part, les dynamiques de l’imposition de la violence d’État et de la modernisation, parallèlement aux processus de désintégration de l’ordre du monde ancien. Ces thèmes sont déterminants au niveau formel. La tentative de retenir un présent en mouvement apparaît déjà dans Os Cafajestes (La plage du désir, 1962), film avec lequel débute la carrière cinématographique de Guerra au Brésil et qui est considéré comme la première utilisation dans le cinéma de fiction de ce pays d’un des traits stylistiques constitutifs du Cinema Novo, la caméra au poing. L’errance de Leda (Norma Bengell), déplacement incertain et inutile sur fond de lutte des classes, est représentée à travers un travelling fait à partir d’une voiture qui dédouble le mouvement du personnage. Il s’agit de deux mouvements prospectifs qui s’annulent réciproquement donnant origine à une paradoxale progression statique, immobilisée puisque redondante et sans but.
Os Fuzis (Les fusils), long métrage pour lequel Guerra obtient l’Ours d’argent au Festival de Berlin en 1964, décrit la mobilité d’un espace nouveau, « la brousse garnie » des sertões d’Euclides da Cunha et de João Guimarães Rosa, importantes références littéraires du film. Un espace-temps en transformation, lui aussi à stabiliser et à recomposer par la représentation cinématographique. La découverte de l’immense territoire brésilien, dont des paysages arides puis verdoyants rappellent le Mozambique, est précédée par sa connaissance en tant qu’espace littéraire. C’est un territoire culturellement proche, grâce à la langue et à la matrice culturelle lusophone. Ces « fusils » représentent l’ordre de l’État qui vient agiter et subjuguer l’ordre immobile du sertão. L’histoire de résistance de cette zone géographique intéresse Guerra, en particulier la guerre de Canudos (1896-1897), sujet d’un scénario écrit en collaboration avec Mario Vargas Llosa, en 1973, pour le film, jamais réalisé, Guerra Particular (Guerre particulière).
Dans Os Deuses e os Mortos (Les dieux et les morts, 1970), la crise de l’économie cacaoyère après le crash de 1929 est objet de fabulation à travers des personnages qui représentent la colonialité du pouvoir et les forces du néocolonialisme, auxquels s’oppose, sans toutefois s’imposer, une dimension mythique incarnée en figures spectrales. Pour Ismail Xavier, dans cette « allégorie totalisante du système néocolonial » [,] « le discours sur un monde en désintégration assume un rôle central dans la composition dramatique »[5]. Ici, l’ordre international rompt la sérénité des vieux dieux anthropomorphes, figurant la décomposition de la structure sociale hiérarchique archaïque propre au « colonialisme interne »[6] et la déchirure d’une vision du monde.
Dans A Queda (La chute, 1977), film avec lequel, en 1978, Guerra remporte à nouveau l’Ours d’argent au Festival de Berlin, le « Brésil du futur », ce Brésil de la modernisation de la dictature, absorbe les « fusils » du film précédent, personnages qui transitent d’un film à l’autre dans l’univers intertextuel du cinéaste. Le film traite des répercussions du « miracle brésilien » des années 1970 sur les relations de travail et la sphère privée, touchant une indiscipline du désir et des corps, formalisée à travers le plan-séquence dynamique.
De 1977 à 1986, Guerra réalise plusieurs projets au Mozambique indépendant, pays où il avait vécu son enfance et son adolescence jusqu’à l’âge de vingt ans. Principal artisan de la fondation du cinéma national mozambicain, le cinéaste participe à la formation des techniciens de l’Institut national de cinéma (INC) et tente de mettre en place le projet « Cinéma dans les villages ». Guerra y réalise, entre autres les films, Mueda, Memória e Massacre (Mueda, Memória e Massacre, 1979-1980), le premier long-métrage du Mozambique classé comme un film de fiction, et Os Comprometidos. Actas de um Processo de Descolonização (Les Impliqués. Actes d’un processus de décolonisation, 1982-1984), film qui, pour le réalisateur, « fait la catharsis du colonialisme »[7] et qui, de notre point de vue, fait aussi la catharsis de l’anticolonialisme.
Mueda, Memória e Massacre traite de la mémoire sensible du colonialisme, une contre-mémoire. Guerra s’intéresse fondamentalement à la façon dont l’histoire et le colonialisme comme système politique ont agi sur les corps en y laissant des marques (qui sont autant de vestiges, des restes) : les corps portent mémoire. Le film s’attarde sur une esthétique du sensible et de la mémoire, ainsi que sur une anthropologie des corps coloniaux. Il s’approche d’une mnémotechnique représentative, en étroit rapport avec la culture de l’Afrique de l’Est, en particulier avec les formes culturelles du plateau de Mueda, lieu de tournage. La résistance de la société traditionnelle Maconde au nouvel ordre politique du FRELIMO se présente aussi comme ligne thématique. Mueda, Memória e Massacre est peut-être le film de Guerra où la figuration de la résistance du peuple en tant que sujet collectif de l’histoire va le plus loin. Mais l’aspect le plus fondamental de cette œuvre majeure est la manière dont elle donne corps au projet de collectivisation du cinéma de Samora Machel et Jorge Rebelo. Le cinéaste ne parle pas au nom du peuple, ne lui donne pas uniquement la parole, comme dans A Queda, loin de là. Ici, il parle en dialogue avec le peuple. Le film met en circulation une parole ― une parole-image ― collective. Dans ce mouvement qui va du subjectif au collectif et qui suspend ― ou qui défait même ― les hiérarchies de l’énonciation et de la représentation, il s’agit d’aller au-delà de l’apposition d’une marque auteurielle.
Après le Mozambique, vrai point de rupture dans la filmographie de Guerra, le cinéaste réalise A Ópera do Malandro (Opéra do Malandro, 1986), film musical qui porte sur le processus d’embourgeoisement d’un vaurien du quartier de Lapa de Rio de Janeiro dans le contexte social et politique changeant du Brésil des années 1940. Le scénario de cette adaptation de la pièce de théâtre de Chico Buarque, elle-même inspirée par L’Opéra de quat’sous de Bertold Brecht et Kurt Weil, est le résultat d’une collaboration entre Guerra, le compositeur brésilien et Orlando Senna. Quatorze ans plus tard, dans Estorvo (2000), Guerra adapte le premier roman de Buarque, publié en 1991.
Il faudrait aussi signaler l’aventure cubaine de Guerra, laquelle intervient de manière décousue à plusieurs moments de sa vie. Depuis la création du « Festival International du nouveau cinéma Latino-Américain » en 1979, ses films y sont présentés de manière régulière. Et à partir de 1972 il met en place plusieurs projets artistiques en collaboration avec l’écrivain Gabriel García Márquez, depuis 1988 à l’intérieur de la « Escuela Internacional de Cine y TV de San Antonio de Los Baños ». Il a d’ailleurs librement adapté plusieurs de ses romans (Eréndira, 1983, Fábula de la bella Palomera, 1988, O Veneno da Madrugada, 2004/2005). Mais c’est surtout Me alquilo para soñar (1992), mini-série entièrement tournée à La Havane à partir du récit éponyme que García Márquez publie en 1980 – prenant place dans le recueil Doce cuentos peregrinos (Les douze contes vagabonds, 1992) – qui retient l’attention. Histoire de prémonitions et d’oracles, à travers la présence fantomatique d’une femme qui vend ses rêves, mais surtout réflexion ambitieuse et à distance sur la question du cinéma tricontinental. Un cinéma qui continue de faire dialoguer l’Amérique latine avec l’Europe, dans un contexte néanmoins ambigu d’une mutualisation des moyens de production (le film a été réalisé pour la télévision espagnole).
Évoquons encore l’engagement de Guerra non plus en tant que cinéaste, mais en tant qu’acteur – dans des rôles atypiques dans des films français, brésiliens et allemands – et dont le plus célèbre demeure ce Don Pedro de Ursúa, commandant parti en mission de reconnaissance dans l’enfer de la jungle amazonienne. Il y est secondé par Don Lope de Aguire (Klaus Kinski), roi en devenir d’un royaume inexistant. Dans Aguirre, la colère de dieu (Aguirre, der Zorn Gottes, 1972), Werner Herzog développe sous la forme de l’allégorie, une réflexion atemporelle sur le matérialisme des hommes dans l’Europe du XVIème siècle. La lecture contemporaine de ce film, partagé entre désir naturaliste et cauchemar éveillé, permet de faire lien avec l’œuvre de Guerra, devant cette quête absurde d’un pouvoir sans fin.
Le cinéma de Guerra a toujours pour sujet, même si parfois de manière latente, les effets produits par les processus d’imposition d’un ordre, soit-il politique ou culturel. Il porte sur les formes de résistance au pouvoir et au changement. C’est un cinéma du moment critique, dont la narration se situe invariablement au moment de la manifestation, brusque et intense, des phénomènes de crise pour observer ensuite son développement, observation qui ne se veut d’ailleurs jamais conclusive, réduite à son seul mot d’auteur.
Modalités de candidature
Élaborée autour d’une vingtaine de titres depuis les années 1940, l’œuvre de Ruy Guerra invite à une pensée critique du cinéma. Construite au fil des grands événements historiques d’une cartographie tricontinentale, la filmographie du cinéaste se caractérise par son compromis esthétique, en marge du canon traditionnel, et par l’invention d’un langage singulier ajusté à chaque étape d’une pensée en mouvement. Ce colloque cherche des propositions s’adressant aux différentes phases du parcours du cinéaste et à l’analyse des thèmes et traits formels majeurs qui traversent son œuvre filmique. Les contributions proposant des éclairages nouveaux sur le travail de Ruy Guerra, ou visant à le situer dans le cadre général du cinéma dans une perspective historique et esthétique seront particulièrement valorisées.
Les propositions sont à remettre pour le 15 juillet 2015 à l’adresse mail suivante colloqueruyguerra@gmail.com. Les contributions se feront sous la forme d’interventions orales de trente minutes, suivies d’une dizaine de minutes d’échange, autour des axes suivants :
1. Critique des images et geste subversif : crises et résistances
2. Regard esthétique et regard politique sur l’esthétique
3. Représentation cinématographique de l’événement et anthropologie des images
4. L’auteur émancipé. Décolonisation de la représentation et collectivisation du cinéma
5. Ruy Guerra, un cinéaste tricontinental ? Modèle, distance, reconfigurations
6. Cinéma et littérature : l’adaptation cinématographique des textes littéraires
7. Le réel merveilleux : Ruy Guerra et le Réalisme magique
8. Ruy Guerra : acteur, écrivain, poète, chansonnier, scénariste
Langues de travail : Français / Portugais / Anglais
Comité scientifique
Mateus Araújo Silva (USP)
Maria-Benedita Basto (Université Paris-Sorbonne – Paris 4)
Nancy Berthier (Université Paris-Sorbonne – Paris 4)
Nicole Brenez (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3)
José Luis Cabaço (USP)
Teresa Castro (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3)
Philippe Dubois (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3)
Ros Gray (Goldsmiths College)
Randal Johnson (UCLA)
Benjamin Léon (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3)
Vavy Pacheco Borges (UNICAMP)
Lúcia Ramos Monteiro (Université des Arts de Guayaquil)
Mickaël Robert-Gonçalves (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3)
Raquel Schefer (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3)
Robert Stam (NYU)
Partenaires
Fondation Calouste Gulbenkian - Délégation en France
Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3
Université Paris-Sorbonne - Paris 4
INHA (Institut National d’Histoire de l’Art)
LIRA (Laboratoire International de Recherches en Arts)
[1] Stam, Robert. Formal Innovation and Radical Critique in “The Fall”. Brazilian Cinema/ édité par Randal Johnson et Robert Stam. New York : Columbia University Press, 1995 (1982), p. 234-240, notre traduction.
[2] Guerra, Ruy : Schefer Raquel et Simão Catarina, Entretien inédit avec Ruy Guerra, Maputo : 2011, notre traduction.
[3] Guerra, Ruy : Fígaro Roseli, Cineasta da Palavra. Entrevista a Ruy Guerra. Comunicação & Educação, mai — août 2002, nº 64, p. 61, notre traduction.
[4] Guerra, Ruy : Schefer Raquel et Simão Catarina, Entretien inédit avec Ruy Guerra, op. cit., notre traduction.
[5] Xavier, Ismail, “Os Deuses e os Mortos”: Maldição dos Deuses ou Maldição da História. Ilha do Desterro, juillet -décembre 2003, nº 44, p. 131, notre traduction.
[6] Sousa Santos, Boaventura de, Entre Próspero e Caliban: Colonialismo, Pós-Colonialismo e Interidentidade, Novos Estudos, juillet 2003, nº 66, p. 29. notre traduction.
[7] Guerra, Ruy : Schefer Raquel et Simão Catarina, Entretien inédit avec Ruy Guerra, op. cit., notre traduction.