Rééducation de femmes, entretien avec Licínio Azevedo à propos du film ‘ Virgem Margarida’
[1] Photographies de João Costa (Funcho)
A la fin des années 75, des prostituées venant de tout le Mozambique ont été emmenées dans des centres de rééducation. L’idée était de corriger leur « mauvaise vie » par force discipline et travaux forcés imposés par les militaires de la pureté révolutionnaire, ceci pour les transformer en « nouvelle femme » socialiste. Mais un malentendu a déstabilisé les femmes arrêtées lors de la rafle dans la bohème de la rue Araújo à Maputo : Margarida, qui n’avait jamais été avec un homme, a également été emmenée. Toutes se sont unies contre l’oppression machiste et ont mis à nu les injustices de l’ « Opération Production ». Le film a été présenté le 9 au Festival du Cinéma de Toronto et passera à Londres, Rio, Amiens, Cordoba et Dubaï avant d’être offert aux salles portugaises. Licínio Azevedo, réalisateur brésilien installé au Mozambique depuis presque 40 ans, nous a décrit son admiration pour ces femmes. Il nous a raconté les péripéties d’un film qui met en lumière un épisode noir de la période post indépendantiste. A cette époque, le gouvernement du Frelimo[2] voulut rééduquer des milliers d’« antisociaux », d’intellectuels dissidents, de témoins de Jéhovah, d’homosexuels, de criminels, de mères célibataires et de prostituées, en les faisant disparaître mystérieusement dans des lieux reculés, d’anciennes bases de la guérilla, en pleine brousse où beaucoup ont succombé sous les punitions et les mauvais traitements. En 1981, Samora Machel a commencé à suspendre le processus de rééducation. Qu’est-il arrivé aux rééduquées?
Comment vous est venue l’idée de raconter l’histoire des centres de rééducation pour prostituées ?
Les prostituées ont été les premières à encourager la révolution. En tant que documentariste, j’ai assisté aux 37 ans de l’Indépendance du Mozambique et je me suis toujours intéressé au thème de la femme. C’est le cas de mon film A Última Prostituta[3], documentaire classique initié à partir d’une photo de Ricardo Rangel et basé sur des entretiens entre deux militaires qui escortent une prostituée.
A l’époque, mon attention s’est portée sur le témoignage d’une paysanne partie pour la ville acheter son trousseau et qui, sans papier d’identité, a été emmenée par erreur dans les camps.
J’ai construit le film Virgem Margarida à partir de cette histoire racontée par des rééducatrices : une vierge dans un centre de rééducation parmi 700 prostituées.
En observant cette époque, comment est venue l’idée de « l’homme et la femme nouveaux »? Que pourrait-on voir d’interpelant dans l’extinction des traditions par rapport à l’indigence et la dégénération ?
J’en suis arrivé à croire qu’il était possible, à travers la révolution, de purifier l’être humain, de créer une nouvelle société. Maintenant, je veux comprendre le côté humain de ces processus, la contradiction des grands idéaux qui se transforment parfois en tragédies, les initiateurs étant plus vulnérables que les idéaux eux-mêmes. Dans le film, il existe, parmi tant d’autres, un conflit entre les prostituées et les gardes des centres d’éducation. Ces dernières étaient chargées de rééduquer les autres femmes, militaires et paysannes impliquées dans la lutte pour l’indépendance; elles avaient une vision si déformée du pays qu’elles ignoraient ce qu’était la prostitution. Les soldats eux-mêmes, usés au retour de la guérilla et chargés des captures, n’étaient pas habitués à la ville et se méprenaient à la vue d’une jupe courte ou d’un vêtement plus osé. Ils ont emmené les femmes pour les camps uniquement parce qu’elles étaient vêtues de façon différente, parce qu’elles mettaient du rouge à lèvres ou n’avaient pas de papiers. Dans le film, par exemple, nous avons l’amante, la petite amoureuse avec sa mère à la maison, la danseuse mère de famille qui a laissé ses jeunes enfants seuls et la vierge.
Nous voyons un pays intérieurement méconnu, avec des femmes du sud, du nord, citadines, rurales, qui vont se transformer dans cette cohabitation en ‘femmes d’une seule nation’. Le film réfléchit-il sur la libération de la femme ?
Il est basé sur les antagonismes de sa libération. Il fait référence à l’émancipation des femmes africaines dans des situations distinctes : alphabétisée ou non, femme colonisée ou femme révolutionnaire, celle qui ressent ou non la discipline imposée par l’homme. A la rééducation on peut attribuer différents sens, toutes se « purifient » dans un certain dualisme : les prostituées se purifient parce qu’elles apprennent des choses comme l’importance de la liberté et du travail et les militaires se libèrent de la hiérarchie des supérieures. L’adolescente vierge se transforme en une espèce de sainte: toutes veulent la protéger ou être protégées par elle, grande initiée à la forêt au contraire des femmes citadines qui n’ont pas de lien avec le monde rural. La rééducation de prostituées, des militaires et des paysannes a été finalement un processus de connaissance mutuelle qui les a menées à s’unir pour se libérer.
Au final, un cri féministe semble s’opposer au moralisme qui veut les rééduquer pour les transformer en bonnes épouses et mères, en apprentis de métiers féminins. Les arguments pour la rééducation ne contredisent-ils pas en partie l’objectif d’en finir avec l’exploitation de la femme par l’homme ?
Le film joue avec cette dualité. Les paysannes accusent les prostituées d’être incapables d’être de bonnes épouses, « femmes de mauvaise vie, vous ne savez pas balayer le sol, vous ne savez pas cuisiner », elles, elles vont chercher de l’eau pour leurs maris et sont le reflet de la société traditionnelle mozambicaine.
Le désordre est devenu plus évident lorsque les militaires ont perçu la fragilité de leurs supérieurs à qui elles devaient totale obéissance puisque même le dirigeant du Frelimo n’accomplissait pas ses devoirs.
Oui, le véritable cri révolutionnaire est venu des militaires lorsqu’elles disaient « fils de pute, vous êtes passés du côté de l’ennemi ». Révoltées, elles utilisent le langage des prostituées, se positionnent contre les hommes car le militaire finalement est un symbole masculin réactionnaire. Ce sont elles qui ont donné une suite à la révolution, après avoir compris qu’elles étaient jugées de façon indécente par l’aspect machiste de la révolution. La femme militaire devient la véritable juge de la révolution.
D’où vient votre réflexion sur la prostitution ?
De mon enfance. Je vivais sur une exploitation agricole au Brésil et il y a eu un évènement curieux. Mes parents ont voyagé et je suis resté avec un oncle. J’avais quatre ans et lui, mignon type acteur américain de l’époque, en avait 18. Il m’a emmené dans une zone de prostitution le long de la route, s’est mis dans une situation délicate, la police est arrivée et s’est enfui en me laissant là. Et tout d’un coup, je me suis retrouvé seul avec ces dames qui prenaient soin de moi. Je me souviens seulement d’un canapé rouge et de filles avec de beaux habits et de longs cheveux, me donnant de la bonne nourriture et de la boisson. Des années après, j’ai su que ces femmes étaient des prostituées. J’ai vu de nombreux films de Fellini et j’ai toujours eu un grand respect pour ces femmes-là. Je les imagine élevant des enfants, n’ayant pas fréquenté beaucoup l’école, de faible classe sociale et je serais incapable de les juger.
Le personnage de Rosa est une travailleuse du sexe, émancipée, qui n’est pas du tout soumise, qui est forte, avec des principes, dont la parole compte, comment apparaît-elle?
Dans chaque personnage, je mélange plusieurs femmes que j’ai connues, Rosa m’est apparue à partir d’un entretien. Elle était rebelle et très forte, bien plus marginale et moins lucide. La Rosa du film est anarchiste, remet en cause l’autorité, montre le ridicule de la discipline militaire. Tout au long du processus, c’est elle qui acquiert le plus la conscience de classe, se transforme en une révolutionnaire experte. Je ne sais pas ce qui pourrait lui arriver après le film mais c’est sûr, elle ne retomberait pas dans la prostitution.
Qu’est-il arrivé à ces femmes après les camps de rééducation ?
Cela a duré pratiquement deux ans. Certaines sont reparties à Maputo, d’autres sont restées là, se sont mariées avec des hommes de la région et ont fondé une famille. Aujourd’hui, elles ont près de 60 ans. L’aller a été bien organisé, le retour fut une grande confusion.
La confrontation avec l’histoire récente du pays est pratiquement inexistante, comme s’il y avait eu une sacralisation de la période post indépendantiste, sans qu’on puisse s’interroger sur ses ambiguïtés. Ce film va-t-il être problématique au Mozambique ?
Les gens ne sont pas habitués à avoir une vision critique du passé, ce qui est essentiel pour évoluer. Les conséquences ou le feedback du film ne m’intéressent pas, je veux juste montrer et quand je vois une belle histoire, je l’écris. Dans Virgem Margarida, le contexte politique existe mais ce n’est pas le plus important. Le prochain film va être à partir d’un de mes livres, O combio de sal e azuçar[4], et montrera aussi des atrocités de part et d’autre de la guerre civile.
Quel était votre engagement politique en 1975 ?
Je travaillais en Guinée-Bissau, je suis arrivé au Mozambique seulement en 1978 et je ne connaissais pas le système des camps de rééducation, c’est seulement après deux années que l’on a commencé à en parler. Mais a priori, dans ma vision idéaliste de l’époque, j’aurai trouvé cela bénéfique puisqu’il y avait un refus catégorique à l’exploitation sexuelle des femmes mozambicaines par le colon. C’est seulement après, confronté aux conditions réelles des camps, que j’ai compris qu’il fallait plus que des bonnes idées.
Dans d’autres films, vous montrez cette attention pour des évènements parallèles aux grands épisodes historiques, est-ce une approche plus importante de la réalité rurale au Mozambique ?
J’aime la campagne car elle est davantage liée aux traditions et parce que je comprends mieux les problèmes des femmes. La réalité urbaine en général est très violente, j’aimerais raconter des histoires liées au crime mais il est difficile de trouver de l’argent pour cela, nous avons besoin de trouver des choses qui touchent le cœur des financiers.
Ce long-métrage est-il la suite du travail documentaire ?
Je suis journaliste de formation, j’ai travaillé pour la revue Versus, influencé par le nouveau journalisme de l’école américaine. En Guinée-Bissau, j’ai écrit des histoires de guerre dans une approche fictionnelle. Quand je suis venu travailler à l’Institut du Cinéma du Mozambique, il m’a été facile de passer au documentaire. Il y a une continuité en tant que cinéaste et écrivain parce que mes films sont liés à ce que j’écris et ma fiction vient du documentaire. J’essaie de créer un langage particulier pour le documentaire avec la structure dramaturgique de la fiction. O Grande Bazar[5] est une fiction mélangée à un documentaire, filmée au milieu des gens. O Desobediência est un téléfilm avec un budget digne d’une réalisation de documentaire. Je l’ai inscrit à des festivals de documentaires et cela a été refusé sous prétexte que c’était une fiction. Ensuite, il a remporté le FIPA de la fiction. Il a fini par être une fiction grâce aux festivals.
Vous avez dirigé une grande production avec une équipe technique issue de plusieurs pays et deux cents femmes sur scène, comment était-ce ?
C’était sûrement lié à l’histoire de cette famille de militaires dont je suis issu. Je me suis habitué à commander les troupes. J’aime beaucoup diriger lorsque j’ai un objectif bien défini, une idée bien construite. En me comparant à d’autres réalisateurs, je ne crois pas être autoritaire, j’écoute les opinions, je laisse suffisamment de place à l’improvisation des acteurs, à leur créativité pour les dialogues et les scènes. C’est la contribution génératrice d’une bonne relation entre réalisateur et acteurs. Tous au fait de l’idée principale du film, ils comprennent ma façon de filmer. Je n’ai pas peur de parler avec 200 personnes, je suis timide mais je ne peux pas le montrer. Il y avait dix nationalités différentes impliquées du début à la fin du film. Mozambique, Afrique du Sud, Zimbabwe, Angola, Brésil, Portugal, France, Italie, Allemagne, ex-Yougoslavie. Cette diversité ajoutée à l’esthétique peut créer un « cinéma de périphérie » par opposition au cinéma américain où tout est très formaté.
Où avez-vous filmé ?
Les prises de vue ont été réalisées dans différents endroits du pays, dans une zone déserte. J’ai choisi Sussundenga, dans la province de Manica, au centre du pays. Le même endroit que pour le documentaire A Ponte[6], la réserve Chimanimani, là où est situé le Mont Benga, point le plus élevé du Mozambique. J’ai découvert un fleuve magnifique, le Mussapa Pequeno, que j’ai choisi car j’avais besoin d’un fleuve sans crocodiles où deux cents femmes pouvaient se baigner nues. C’était magnifique, je n’ai jamais vu autant de jolies femmes prendre le bain ensemble. Nous avons filmé à l’extérieur du bourg où les hommes n’avaient pas accès. J’ai toujours aimé travailler avec des femmes, j’ai tout de suite annoncé que je ne voulais pas tourner un film sur des femmes uniquement avec une équipe masculine.
Et les actrices ? J’imagine qu’il n’avait pas été facile pour les maris de laisser leurs femmes partir pour la brousse enregistrer un film sur des prostituées ?
Il n’y avait quasiment pas d’actrices professionnelles. Nous leurs avons tout très bien expliqué, leur avons demandé leur autorisation. Margarida Cardoso a enregistré la réunion avec les maris pour le film Licínio Azevedo- Crónicas du Moçambique[7].
Que peut apporter ce film pour la production audiovisuelle au Mozambique ? Quel fut le déroulement du film ?
Cela a été difficile et morose. C’est une production bien réussie mais par un effort énorme et une lutte acharnée de la production. Il faut avoir des nerfs d’acier pour supporter une production quand l’argent vient petit à petit pendant des années, quand tout se complique et quand on réussit à assouplir les compromis. La raison est que le Mozambique n’a pas de fonds propres pour faire du cinéma, tout dépend de l’extérieur. Quand on est demandeur, on se soumet et on ne peut rien faire. En fin de compte, le pauvre paye plus. Notre film aurait pu être réalisé avec 500 mille dollars, nous avons dépensé un million puisque l’argent tardait et quand tout est retardé, on paye plus cher. C’est un manque d’ouverture du Mozambique, qui avait il y a quelques années de l’argent à consacrer au cinéma et le néglige aujourd’hui.
Publié dans le Journal Público 10/09/2012
[1] La Vierge Margarida
[2] Le Frelimo, Front de libération du Mozambique, est un parti politique du Mozambique fondé en 1962 durant la Guerre d’indépendance. Parti unique au pouvoir jusqu’en 1990.
[3] La Dernière Prostituée
[4] Le train de sel et de sucre
[5] Le Grand Bazar
[6] Le Pont
[7] Licinio Azevedo-Chroniques du Mozambique