La pensée africaine, indispensable pensée. Les Ateliers de la pensée de Dakar
On veut saluer ici une initiative à la fois majeure et singulière, dont l’existence est décisive pour tous, mais notamment pour nous, Européens. Nous, pris globalement, par ankylose culturelle ou routine intellectuelle mais surtout inertie ethnocentriste, sous-estimons gravement l’intensité et la vivacité, en un seul mot la puissance, de la pensée produite par l’Afrique et sa diaspora : une pensée décisive pour réfléchir, non seulement l’Afrique, ou encore la relation entre l’Europe et l’Afrique, mais le monde.
Le monde. Ecrire l’Afrique-Monde : sous la signature collective Les Ateliers de la pensée et sous la direction de deux penseurs africains, Achille Mbembé et Felwine Sarr, tel était le titre du livre qui pouvait pourtant en juin 2017 attirer l’attention sur une naissance : celle d’ « ateliers de la pensée » (quel beau nom !) réunissant à Dakar et à Saint-Louis-du-Sénégal, du 28 au 31 octobre 2016, une trentaine d’intellectuels et d’artistes du continent africain et de ses diasporas1, maintenant connus sous le nom des Ateliers de la pensée de Dakar (ADLP).
Par ce titre, titre des rencontres et titre de l’ouvrage, Ecrire l’Afrique-Monde, les Ateliers de la pensée de Dakar se plaçaient dès leur naissance sous la devise selon laquelle les questions africaines sont des questions planétaires et les questions planétaires sont des questions africaines2.
Ce livre fut publié dans l’association de deux maisons d’édition, Philippe Rey et Jimsaan. Cet autre duo pouvait à l’époque attirer peu l’attention, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, depuis que ce couple d’éditeurs, l’un à Paris (Philippe Rey), l’autre à Dakar (Felwine Sarr, pour la maison d’édition Jimsaan3) ont édité ensemble La Plus secrète histoire des hommes, le puissant roman du jeune écrivain Mohamed Mbougar Sarr4 qui a reçu le prix Goncourt en novembre 2021.
Deux co-fondateurs, donc, pour ces Ateliers de la pensée.
Achille Mmembe. Il est alors, en cet automne 2016, l’auteur reconnu de De la post-colonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (2000)5, de Sortir de la grande nuit : Essai sur l’Afrique décolonisée (2010)6, de Critique de la raison nègre (2013)7 et de Politiques de l’inimitié, paru en mars 2016, où il a repris sur un mode aiguisé quelques-uns des thèmes abordés dans les ouvrages précédents. Politiques de l’inimitié où, sur les pas de Frantz Fanon, « il diagnostique, dans le ‘corps nocturne de la démocratie’ (p. 26), la présence – le bacille – d’une violence originaire, puis fonctionnelle, dont les démocraties ne peuvent se défaire, mais qui ‘corrompt le corps de la liberté et l’entraîne inexorablement vers la décomposition’ (p. 32). Cette violence est celle de la colonisation et de l’esclavage, ordres ou systèmes non seulement concomitants de l’émergence, puis de l’activité des démocraties modernes, mais même conditions structurantes de l’ordre démocratique »8.
Il est aussi le professeur d’histoire et de science politique désormais établi à l’Université de Witwatersrand à Johannesburg, qui l’a appelé pour créer un nouvel institut de recherche, le Witwatersrand Institute of Social and Economic Research, après un parcours, comme d’autres brillants intellectuels africains, dans de grandes universités américaines, puis un retour en Afrique, à Dakar, au Codesria (Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique), dont il fut le secrétaire exécutif de 1996 à 2000.
Il est aussi celui qui, jeune étudiant, avant de devenir le spécialiste de l’histoire cruelle de la décolonisation camerounaise9, levait déjà le silence sur cette histoire et dut quitter le Cameroun de sa naissance (il est né en 1957, dans une région qui fut un bastion du mouvement pour l’indépendance), en raison de ces engagements intellectuels : Achille Mbembe était aussi le neveu de Pierre Yem Mback, assassiné le 13 septembre 1958 par une patrouille française, en même temps que le fondateur de l’UPC (Union des Populations du Cameroun), Ruben Um Nyobè10, avec lequel l’oncle d’Achille Mbembe avait pris le maquis11.
Felwine Sarr. L’attention portée sur cet homme talentueux, plus jeune, doit beaucoup au grand succès de son livre-manifeste Afrotopia, paru en mars 201612, qui n’est peut-être pas sans rapport avec son initiative (quand il était encore professeur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis-du-Sénégal) d’y ouvrir la même année les premiers Ateliers de la pensée, caractérisés par le souffle de la reprise, par l’Afrique, d’une position dans le monde à partir d’elle-même : « L’Afrique n’a personne à rattraper. Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique, mais marcher prestement sur le chemin qu’elle se sera choisi. Son statut de fille aînée de l’humanité requiert d’elle de se retirer de la compétition, de cet âge infantile où les nations se toisent pour savoir qui a le plus accumulé de richesses, de cette course effrénée et irresponsable qui met en danger les conditions sociales et naturelles de sa vie ».
On trouve dans ce livre, entièrement porté par une préoccupation épistémologique (celle de la sortie de « l’épistémè des Temps modernes occidentaux »), bien plus qu’une dimension de déconstruction critique propre aux études décoloniales et post-coloniales, mais un projet porté par l’affirmation de l’ « Afrocontemporanéité » et par la recherche d’un « Afrotopos », non entendu comme « un laisser-aller à la douce rêverie » (au sens mal interprété de l’utopie), mais comme la recherche « des espaces du réel à faire advenir par la pensée », par le repérage de leurs signes et de leurs germes dans le temps présent, afin de les nourrir : « L’Afrotopia est l’atopos de l’Afrique ; ce lieu non encore habité par une Afrique qui vient », un lieu qu’il s’agit d’investir par la pensée et l’imaginaire, en faisant valoir la conception d’une « économie relationnelle ». Car « une civilisation », écrit Felwine Sarr, « n’est pas seulement matérielle et technique, elle est complétée par des valeurs morales (et esthétiques) qui l’orientent », comme celles (exprimées d’abord en wolof) de « jom (dignité), de teraanga (hospitalité), de kersa (pudeurs, scrupules), de ngor (sens de l’honneur) ». D’où l’option, dans la nécessité de « redessiner les contours du politique, les modes d’organisation du pouvoir, les types de citoyenneté », « de penser des mécanismes de régulation sociale répondant aux exigences du moment, tout en faisant place aux formes coutumières et traditionnelles qui ont fait leurs preuves et qui continuent de le faire dans des domaines aussi divers que les règlements des conflits, la justice réparatrice … ». La tradition est alors comme un répertoire à soumettre à un travail de tamis, de sorte à construire « un rapport décomplexé et repensé à la tradition, libre, exempt de haine de soi et de fétichisme (…), l’Afrique devant à ses traditions une grande partie de sa résilience sociale »13.
Ces deux fondateurs-animateurs comptent, et compte la dynamique collective à l’œuvre.
Elle est relevée dès la première édition par le correspondant africain du quotidien Le Monde Abdourahman Waberi : « Impossible de restituer en quelques paragraphes le bouillonnement intellectuel et artistique de la première édition des Ateliers de la pensée (…). Les historiens reviendront, à coup sûr, sur ces quelques jours d’émulation intellectuelle collective, qu’ils replaceront dans l’histoire des grandes rencontres panafricaines organisées jadis par Alioune Diop, l’infatigable animateur de la revue Présence africaine, notamment à Paris, Rome, Dakar, Alger ou Lagos ». Et il s’enthousiasmait : « J’ai bien écrit ‘première édition’, le désir impérieux d’inscrire ces agapes intellectuelles dans la durée s’étant imposé dès la première session. Il y aura un deuxième, un troisième, voire un dixième ‘Ateliers’, ne serait-ce que pour prolonger le plaisir d’être ensemble sur le continent africain, de réfléchir aux problèmes qui nous préoccupent, de rappeler à nous d’abord et, à tous les autres ensuite, le souci de l’Afrique et le souci du monde ».
Une seconde édition des Ateliers de la pensée s’est tenue à Dakar en novembre 2017 : Politique des Temps. Imaginer les devenirs africains, suivie en novembre 2019 d’une publication14. La troisième édition, accueillie pour la première fois par le nouveau Musée des Civilisations Noires de Dakar, alors récemment ouvert, s’est tenue du 30 octobre au 3 novembre 2019 sous le titre Basculement des mondes et pratiques de dévulnérabilisation.
Et la quatrième, du 23 au 26 mars 2022, dès que s’est dégagé l’horizon de la pandémie, se tenait sous le titre Cosmologies du lien et formes de vie, mettant en critique « la représentation de la centralité de notre humanité dans l’ordre du vivant, dans une cosmologie de la séparation et dans la transformation du reste du vivant en objets soumis à une raison instrumentale à nos finalités exclusives » et ouvrant à l’examen les expériences des groupes humains qui, en Afrique, en Amérique latine, en Amazonie, en Océanie et dans l’Europe prémoderne sont « héritiers de cosmologies et de cosmovisions qui ont établi des rapports entre humains et non humains fondés sur l’unité du vivant »15.
Pour traiter de tels contenus, les Ateliers de la pensée de Dakar ont créé une forme, apte à constituer un grand choc pour quelque universitaire qui, arrivé là de bonne foi, se serait néanmoins fait abuser par trop de croyance dans l’idée d’une forme générale et unique du colloque : les intervenants ne sont annoncés que portant un nom propre, les statuts et les grades importent peu, « chacun parle en son seul nom », les provenances géographiques intéressant plus que les appartenances institutionnelles.
L’activisme politique, au bon sens du mot, est invité, comme Fadel Barro, un des fondateurs en janvier 2011 au Sénégal du mouvement populaire et citoyen Y’en a marre, responsable à Dakar de la Maison pour la protection des lanceurs d’alerte en Afrique, venu rendre compte de son récent « essai politique de dédakarisation de la politique sénégalaise », quand il s’est lancé dans la bataille municipale à Kaolack, en province, sous le nom de « la paix des terroirs ».
La forme discursive est priée de ne pas régner en maître, et une place de choix est donnée aux artistes, qu’ils soient mêlés aux ‘intellectuels’ dans les tables-rondes ou invités à montrer leur art : en mars 2022, l’exposition « Muzungu Tribes » de Teddy Mazina ; la performance de Faustin Linyekula ; le spectacle musical « Little Kesho » produit spécialement par un groupe qui s’est même formé spécialement pour les Ateliers de la pensée, par le Ishyo Arts Center du Rwanda, sous le ciel nocturne du cinéma de plein air Empire de la Medina ; le cinéma documentaire de Rithy Panh ; la performance « Cartographie du Donner et du Recevoir » à partir de l’œuvre plastique de Cécile Ndiaye ; la performance de Qudus Onikeku ; l’échange entre les musiciens Rokia Traoré, Wasis Diop, Ray Lema et Baaba Maal sur « la musique comme lieu des liens », à propos de laquelle il faut se rappeler que Felwine Sarr est également musicien.
« Pour ce qui nous concerne, la ‘pensée critique’ ne se limite pas à la production de textes philosophiques. Elle est faite de corpus littéraires et non discursifs (graphiques ou picturaux). Elle inclut une multiplicité de gestes, de champs et de styles qui vont de la musique à la danse, de l’architecture à la photographie et au cinéma. Elle regroupe l’ensemble des pratiques de l’écriture, de la création, de l’interprétation. Elle exploite tous les filons de l’imagination et emprunte d’ailleurs, ici et là, un caractère purement performatif », écrivaient dès mars 2017 Achille Mbembe et Felwine Sarr dans l’introduction (« Penser un nouveau siècle ») de Ecrire l’Afrique-Monde.
Article qui a été publié dans le n°8 de la revue LEA, L’ESPRIT D’ARCHIMEDE, Campus Cité scientifique de l’Université de Lille.
- 1. Nommons, parmi cette trentaine pionnière, les contributeurs à ces Actes des premiers Ateliers de la pensée de 2016 (Ecrire l’Afrique-Monde, sous la direction d’Achille Mbembe et Felwine Sarr, Philippe Rey/Jimsaan, juin 2017), car il faut connaître ces noms et les reconnaître : Parfait D. Akana, Hourya Bentouhami, Blondin Cissé, Souleymane Bachir Diagne, Mamadou Diouf, Nadia Yala Kisukidi, Séverine Kodjo-Grandvaux, Benaouda Lebdai, Alain Mambanckou, Achille Mbembe, Léonora Miano, Lydie Moudileno, Bonaventure Mvé-Ondo, Bado Ndoye, Felwine Sarr, Abdourahmane Seck, N’Dongo Samba Sylla, Sami Tchak, Françoise Vergès, Abdourahman Waberi.
- 2. Prenant acte, et prenant date, de l’existence de ce mouvement dans la pensée en Afrique (l’Afrique et sa diaspora), l’Ecole Normale Supérieure de Paris, sous l’impulsion de son directeur, le philosophe Fréderic Worms, a lancé un programme de rencontres et de recherche, qui a été officiellement lancé au cours de trois journées qui se sont tenues, à l’ENS Jourdan et à l’ENS de la rue d’Ulm, les 9, 10 et 11 juin 2022, sous le titre « Modernités africaines. Conversations, circulations, décentrements ». Appliqué à l’Afrique, le terme de « modernités » peut présenter l’inconvénient de garder une trace de l’ethnocentrisme de la vieille Europe qui fut la première à se représenter comme désormais « moderne », et qui persiste plus que de raison à regarder l’Afrique comme archaïque et trainant ses traditions. La pleine reconnaissance de ce qui se joue dans l’intellectualité africaine (l’Afrique et sa diaspora) mériterait sans doute le nom plein de « contemporaine » : l’Afrique qui nous regarde, et l’Afrique que nous devons savoir regarder et écouter est une « Afrique contemporaine ». Absolument contemporaine.
- 3. Felwine Sarr a cofondé Jimsaan avec les écrivains sénégalais Boubacar Boris Diop et Nafissatou Dia Diouf.
- 4. Aucune parenté entre l’édité et son éditeur, seulement le partage d’un patronyme du pays sérère, leur terre commune d’origine, que conte Felwine Sarr dans un récit de ses pérégrinations d’intellectuel dans le vaste monde (La saveur des derniers mètres, Philippe Rey, 2021) : terre d’ancrage, pour Felwine Sarr, que celle du Sine-Saloum, et précisément de l’île de Niodior, où il est né en 1972.
- 5. Editions Karthala, Paris.
- 6. Editions La Découverte, Paris.
- 7. Editions La Découverte, Paris.
- 8. Magali Bessone, « Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié », L’Homme [En ligne], 219-220, 2016.
- 9. Achille Mbembe, La naissance du maquis au Sud Cameroun, 1920-1960. Histoire des usages de la raison en colonie, Karthala, Paris, 1996
- 10. Dans Le Problème national kamerunais, publié en 1985 (L’Harmattan), Achille Mbembe rassemble et présente les écrits de Ruben Um Nyobè, qu’il complètera en 2004 par la publication d’Ecrits sous maquis.
- 11. Depuis la naissance des Ateliers de la pensée, Achille Mbembe a publié Brutalisme (La Découverte, 2020) et Pour un monde en commun (Actes Sud, 2022). Il vient, le 6 octobre dernier, de jeter les bases, dans son université de Johannesburg, d’une Fondation pour l’innovation de la démocratie, dans les suites d’un rapport pour la Présidence de la République française sur le futur des relations entre la France et l’Afrique, en vue du sommet France-Afrique de Montpellier le 8 octobre 2021. Il s’en explique récemment dans une tribune donnée au Monde le 11 octobre, et dans un entretien donné à Libération le 20 octobre 2022.
- 12. Editions Philippe Rey, 2016. Afrotopia est une borne majeure dans le chemin qui conduit l’économiste vers l’affirmation d’une pensée excédant les limites de cette discipline, et ce livre a pu en même temps passagèrement occulter le chemin antérieur de l’écrivain : Dahij (Gallimard, 2009), 105, rue Carnot, (Mémoire d’encrier, Montréal, 2011), Méditations africaines (Mémoire d’encrier, 2012). Mais l’écrivain perdure : La saveur des derniers mètres (2021), Traces : Discours aux Nations Africaines (Actes Sud, 2021), Les lieux qui habitent mes rêves (Gallimard, 2022). Et l’économiste ne se désiste pas : L’économie à venir (avec Gaël Giraud, Actes Sud, 2021).
- 13. Felwine Sarr devait être reçu à Lille par Citéphilo le 16 novembre 2020 pour discuter de ces thèmes d’Afrotopia. Du fait des contraintes d’un rebond du Covid-19 qui empêcha cette édition 2020 « en présence », il en résulte un entretien de Felwine Sarr (par visioconférence, depuis la Duke University, Caroline du Nord, où il venait de s’installer comme professeur) avec Yann Mouton et moi-même (consultable dans les archives numériques de Citéphilo : www.citephilo.org). Les mêmes l’ont reçu à Lille le 13 novembre 2021, dans le même cadre, pour un entretien (également consultable) sur La saveur des derniers mètres (cf. la note 4) et sur le rapport de la mission officielle, mais totalement indépendante, sur la restitution des œuvres d’art volées en Afrique (Restituer le patrimoine africain avec Bénédicte Savoy, édité par Philippe Rey et Le Seuil, 2018). Entretien qui se tient alors à la lumière de la première restitution officielle de la France au Bénin de 26 trésors royaux pillés en 1892 par l’armée coloniale française au royaume d’Abomey, restitution qui avait lieu les jours précédents (10 novembre 2021).
- 14. Politique des Temps. Imaginer les devenirs africains, édité par Philippe Rey/Jimsaan. Vingt contributions, avec des auteurs et autrices qui n’étaient pas présents dans la publication de la première édition : Hemley Boum, Abdoul Aziz Diouf, Rachid Id Yassine, Nadine Machicou, Lionel Manga, Raharimanana, Rodney Saint-Eloi, Ndongo Samba Sylla, Dominic Thomas, Soraya Tlatli, Ibrahima Wane.
- 15. Ateliers de la pensée, 4, Note conceptuelle, Felwine Sarr, Achille Mbembe.