Suk Suk (Oncles), un film de Hong Kong à la Berlinale

… Le film aborde également la dureté des contraintes sociales auxquelles se heurtent les gays des anciennes générations de chinois. Il leur est très difficile d’assumer leur identité, sans même parler d’entretenir une relation amoureuse. Un simple repas partagé en tête à tête est probablement une sorte d’ichi-go-ichi-e (une opportunité unique).

Rita Wong, programmatrice de la Cinémathèque Passion de Macao.

La première « d’Always Amber » à la Berlinale en 2020. Cheong Kin Man Pour L'Insular City ZineLa première « d’Always Amber » à la Berlinale en 2020. Cheong Kin Man Pour L'Insular City Zine

Parmi les nombreuses rencontres que j’ai pu faire au Festival du film de Berlin (la Berlinale), je retiens celle avec la critique de film allemande, Katrin Doerksen, à qui j’ai posé cette  question qui peut paraître stupide : Comment écrit-on une bonne critique ? Pour l’amour de Dieu, j’écris ici une opinião pour le Jornal TRIBUNA DE MACAU, il ne s’agit - si je peux me permettre de catégoriser ainsi les choses -, ni d’une critique ni d’un reportage. Et je dois reconnaître que je ne suis professionnel dans aucun de ces deux domaines. Le présent article est dédié à ses lecteurs et, en tant que « chinois » de Macao, je me suis fait un devoir de visionner le plus de films possible en langue chinoise lors de la Berlinale. C’est dans ce cadre que j’ai vu le film pour lequel j’écris aujourd’hui cette « critique » : Suk Suk (Uncles, titre en anglais).

Avant d’aller plus loin dans cet article, je souhaiterais faire encore une note. En effet, il me semble ici intéressant d’écrire d’abord sur deux aspects qui m’intéressent profondément : l’aspect linguistique et l’aspect politique des films de la Berlinale. Après avoir jeté un rapide coup d’œil aux critiques en allemand, anglais et chinois-mandarin, je me suis senti soulagé de constater que les informations nécessaires se trouvaient déjà dans d’autres articles et que je pouvais par conséquent me concentrer ici sur ma propre interprétation. En tant que personne apprenant, dans un but plus ou moins philosophique, un bon nombre de langues, en tant que doctorant en anthropologie visuelle et qui vénère les écrivains de l’école de la décadence japonaise, je souhaitais pour cet article me libérer de toutes les inhibitions qui pourraient me freiner et aborder l’un des thèmes les plus présents à la Berlinale : l’homosexualité.

J’ai hésité à transmettre mes propres compliments à l’équipe et au casting, et je décide de le faire ici : le film sera un des « milestones » du cinéma hongkongais. En écrivant ces lignes, je pense fort à Leslie Cheung (1956-2003), un coeur remarquable et la seule figure au monde dont le suicide n’ait de cesse de me rendre triste. Un suicide qui était même un peu trop beau ! Je pense aussi à Tony Leung dans Happy Together (1997) de Wong Kar Wai, d’un romantisme grandiose, presque excessif. Beaucoup des critiques que j’ai lues, y compris le message que j’ai demandé à Rita Wong, et qui fut présenté aussi à la Berlinale, font également éloge de la simplicité du film Suk Suk. C’est précisément cette simplicité qui apparaît dans la relation amoureuse entre deux grand-pères hongkongais, qu’on a trop longtemps attendu de voir dans une salle de cinéma.

En réalité, le thème de l’homosexualité était si présent à la Berlinale que je l’ai presque trouvé un peu trop représenté. J’ai eu l’occasion de visionner beaucoup de films dont l’esthétique et la thématique se ressemblaient énormément, si bien qu’ils n’offraient que peu de variantes de saveur, comme s’ils avaient été faits, comme ces chocolats allemands Ritter Sport, d’un même moule. Cette comparaison m’a d’ailleurs permis à plusieurs reprises de faire rire mes amis allemands. Du festival, je retiens néanmoins le documentaire suédois Always Amber de Lia Hietala et Hannah Reinikainen, ainsi que la série de court-métrages danois Sex, de la créatrice et scénariste Clara Mendes qui sont pour moi deux belles exceptions sortant du « lot ». Je qualifierais ces œuvres d’exceptionnelles dans le sens où elles ne représentent pas les acteurs de la scène LGBTQ+ dans une position de victimes, et ne problématisent pas leur position davantage que nécessaire. Always Amber est d’une extrême beauté, beauté qui surgit de la mise en scène d’une vie quotidienne, tandis que Sex est quant à elle est une série simplement agréable à consommer. Lorsque je compare la manière dont sont perçues les communautés LGBTQ+ en Europe et dans le monde sinophone (en excluant Formose), je ne peux m’empêcher de constater une grande différence. Ceci-dit, personnellement je vois une grande différence entre l’Europe et dans le monde sinophone comment les communautés LGBTQ+ sont perçues. Je vois aussi presque (entre parenthèses ou pas) un privilège européen de poursuivre le bonheur, dans une perspective potentiellement très eurocentriquement « universelle, » un bonheur que les homosexuels confucianistes méritent eux aussi. 

'Suk Suk' à la Cinémathèque Passion, à Macao.'Suk Suk' à la Cinémathèque Passion, à Macao.

Après ces quelques considérations à tendance politiques, j’aimerais me tourner vers le côté linguistique et spécifiquement sur le titre du film Suk Suk - que l’on pourrait également écrire Sok Sok selon la romanisation portugaise officielle du cantonais. Sur les tickets de la Berlinale, les titres sont toujours uniquement imprimés en langue originale. Pour Extramuros, il m’est arrivé à plusieurs reprises d’écrire de petites réflexions personnelles sur la langue chinoise (ou les langues siniques). Il me semble important de noter qu’aux yeux des sinologues, qu’ils soient amateurs ou professionnels, voir  un titre en cantonais figurer sur un ticket de la Berlinale représente une prise de position politique « visuelle », lorsqu’on fait la comparaison avec d’autres films sinophones, et cela encore plus si l’on prend en compte les événements de ces derniers mois dans la région de Hong Kong.

C’est pour moi toujours un peu dommage de voir les titres non-européens transcrits en lettres latines. Le terme sok sok signifie certes « oncle » ou « oncles, » mais il sert également de formule de politesse dans la langue cantonaise pour s’adresser respectueusement aux hommes d’un certain âge, et cela qu’ils fassent partie de la famille ou non. Ce genre de formule d’adresse n’apparaît d’ailleurs pas seulement en cantonais, mais aussi dans de nombreuses langues asiatiques, comme le mandarin ou encore le turc. Les deux caractères de sok sok (叔叔), partagent une évolution similaire à celle du « je » (我) dans le sens où les deux caractères sont à l’origine tous deux liés au monde de la guerre. En chinois classique, le caractère sok 叔 servait également à désigner le troisième garçon d’une fratrie, et sa signification a progressivement évolué pour désigner le « frère cadet du père. » Les deux oncles du film, les protagonistes Pak (Tai Bo, surnom de Cheung Ka-Nin) et Hoi (Ben Yuen) prétendent aux yeux du monde être attirés par les femmes. La question que j’ai posée lors de la session Q&A du film concernant les scènes à caractère sexuel entre les deux acteurs a semblé incommoder  monsieur Cheung, qui s’est contenté de répondre : « C’était pour moi une première de jouer un tel rôle. Et je n’en jouerai plus jamais. »

Katrin Doerksen, que je questionnais à propos de ce qui faisait une bonne critique, a répondu  à ma question en soulignant l’importance de susciter la curiosité, plutôt que de donner une conclusion. Ici, en tant que spectateur cantonais, il me semble finalement intéressant de noter deux choses qui pourraient aider le film à être mieux compris - et ces deux points m’ont semblé ne pas avoir été discutés dans les articles que j’ai lus sur le film. Il s’agit de la relation que les hongkongais et les immigrants chinois entretiennent quotidiennement à Hong Kong, ainsi que de l’identification des hongkongais en tant que chinois au fil des générations et de la (non-)religiosité des habitants de Hong Kong. En tout cas, la complexité culturelle d’un film me semble toujours une importance qu’on a parfois tendance à oublier quand on le regarde. Le réalisateur Ray Yeung et son équipe ont très bien présenté le côté culturel de leur film à la Berlinale et, pour le comprendre davantage, je recommande la très belle interview que Jan Felix Wuttig a menée avec les deux réalisateurs pour le Teddy Award pour lequel le film a également concouru.

Il semble que dans certains pays européens, les gens s’aiment avec beaucoup de liberté. C’est même d’une certaine manière un privilège d’être de ces pays. J’aimerais que cette façon si libre d’aimer et de s’aimer qu’ont beaucoup d’Européens soit universelle. Pourtant, puisque chaque culture a ses spécificités, je lutte parfois moi-même entre ce souhait « d’universalisation » et le « respect » de certaines habitudes culturelles. Je ne sais pas encore comment mieux me positionner sur ce point.

En guise de conclusion, mon espoir le plus profond serait que le film Suk Suk puisse servir d’inspiration à une production macanaise LGBTQ+, que l’on pourrait un jour voir à la Berlinale. Même parmi les chocolats Ritter, il y aura sûrement des surprises. 

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L’article fût publié originellement le 19 mars 2020 en portugais dans le Jornal Tribuna de Macau, quotidien portugais de Macao. Cet article a d’abord été écrit en français.

par Cheong Kin Man et Mathilde Denison
Palcos | 5 mars 2021 | Berlinale, hong kong, LGBTQI, Macao, suk suk