Ethnographie(s) et territorialité

Photographies de Jorge Coelho Ferreira, Namibe

 

Everyone’s on the move, and has been for centuries: dwelling-in-travel1

 

Dans ce texte nous prenons comme prémisse initial une discussion que vient réveiller, depuis les années 80, un intérêt croissant en Etudes Sociales : la place de l’Ethnographie et sa rotation épistémologique, de discipline vue comme subsidiaire de l’Anthropologie, pour le territoire manifestement autonome et émergent. L’Ethnographie cherche à se situer aujourd’hui comme le lieu épistémologique qui définit le mieux les mobilités actives du monde contemporain.

 

Selon notre seconde présupposition, les discours dominants et en circulation en Afrique et au Portugal, avant et après les indépendances de 1975, ont instauré des modèles clairs de proposition politique, par voie de représentations culturelles de territorialité et de pouvoir. De tels discours doivent être lus, à notre avis, comme des systèmes complexes qui dérivent de mobilités textuelles actives, de dominante ethnographique et, en grande partie, fictionnelles.

 

Le jugement global de l’écriture culturelle peut être mis en équation à partir des collaborations de fondateurs de l’Ethnographies comme Malinkowsky et de la reconstruction actuelle de ce patrimoine méthodologique et théorique par les auteurs comme Comaroff, Burawoy ou Murray, L’observation participative, largement définie par les premiers ethnographes, caractérise l’analyse micro-culturelle comme la source de l’information sur la condition d’auteur, la réception et la définition de nouveaux genres, ethnographiques, en grande partie provisoires, que les auteurs plus récents ont valorisées aussi par leur nature fictionnelle.

 

Le rôle de médiation de l’ethnographe, l’individu « occidental », le voyageur, placé entre les mondes de départ et les cultures de contact, présente une affinité flagrante pour le profil itinérant des auteurs de fictions africaines, à différents moments de l’Histoire récente. De formes distinctes, beaucoup de ces auteurs se sont préoccupés à transmettre des images et des contenus représentatifs des cultures auxquelles ils ont été exposés, autant à partir d’univers de localisation régionale que de contextes marqués par l’expérience urbaine, essentiellement cosmopolite.

 

Ce statut (d’individu ethnographique), perméable à la condition culturelle des Littératures Africaines, nous aide dans la réévaluation des conditions énonciatives de certains textes de la période coloniale et d’autres postérieurs à l’indépendance. Nous avons sélectionné pour cela différents exemples d’évènements, d’auteurs et d’œuvres, que nous commençons à débattre à la lumière de cette présupposition.

 

 

L’Ethnographie coloniale a aidé à construire le texte impérial, parallèlement à son utilisation par des auteurs africains comme une des ressources pour la validation des cultures africaines Traduction : Allison Rodrigues

et, à partir de là, de l’affirmation publique de son autonomie. Les Ethnographies postcoloniales ont permis de réviser cette tradition en lui ajoutant de nouvelles intersections disciplinaires et un cadre herméneutique d’urgence (par la reconfiguration successive de modèles d’affirmation et de lecture du pouvoir politique).

 

Passons alors à la présentation des données qui peuvent appuyer ces considérations.

 

Les Expositions Coloniales

 

Un des principaux outils utilisés par le système colonial portugais pour développer une image le représentant au monde et aux publics métropolitains et ultra-marins a été l’organisation d’expositions coloniales. De tels évènements ont établi des corpora normatifs d’objets ethnographiques, ont déplacé des lieux et des personnes des colonies et nous ont reconfigurés dans la métropole, au travers d’un complexe et exubérant système sémiotique et symbolique.

 

Il y eut deux expositions coloniales organisées à cette intention. La première a eu lieu en 1934 et l’autre en 1940.

 

La première, désignée par Exposition Coloniale Portugaise, a eu lieu à Porto après 3 ans de préparation. Elle était composée de différentes sections : l’Histoire Portugaise (depuis 1415), l’Ethnographie, l’Armée, les Monuments, un Jardin Zoologique, un Théâtre, une Librairie, des dégustations de produits coloniaux, des informations « pour l’assistance aux natifs ». Des timbres et d’autres représentations iconographiques ont succédé à cette reconstitution des espaces occupés avec pour point culminant un défilé de natifs africains, présentés comme des sujets ethnographiques réels.

La simulation de l’empire colonial a été conduite de façon à recréer une forêt tropicale et l’archipel des îles Bijagos. Ces déplacements, de sujets et d’espaces physiques, attestent clairement la valeur attribuée par les responsables idéologiques du régime à la nature mobile de l’Empire et, à partir de là, à son potentiel de généralisation, sous-entendu d’instruction. Ils confirment également la nécessité exprimée de démontrer la domination, militaire, politique et culturelle, de ces mêmes espaces.

 

L’Exposition du Monde Portugais a eu lieu en Juin 1940. Une fois de plus, elle était composée de pavillons aux expositions thématiques. Sa dimension a été d’ordre à permettre la rénovation de toute la partie occidentale de Lisbonne, plus particulièrement de la Praça do Império, l’édification de monuments et la construction de l’aéroport international. Cette fois l’exposition n’était pas restreinte à un centre unique. Elle recouvrait presque 600 000 mètres carrés et englobait des monuments nationaux expressément rehabilités pour l’occasion.

 

Cet évènement a clairement constitué une affirmation de pouvoir face aux états étrangers, en première instance, mais aussi au pays et aux colonies. Avec un nombre estimé de trois millions de visiteurs, l’exposition est devenue incontestablement l’intervention culturelle et politique la plus visible du régime. Une statue exubérante, entre-temps oubliée, a été appelée « Souveraineté ». Elle dominait visuellement le pavillon principal.

 

Toutes ces initiatives, outre leurs configurations internes, cherchaient clairement la reconnaissance de légitimité territoriale portugaise en Afrique. Comme une forme particulière de dignité idéologique, de telles stratégies d’affirmation culturelle publique se basaient esthétiquement sur une vision moderniste des espaces colonisateurs et colonisés, en même temps qu’ils redéfinissaient le texte impérial en circulation.

 

Les premiers ethnographes

 

Les années 30 et 40 ont été significatives en termes de production éditoriale. La multitude de textes ethnographiques produits notamment durant toute la première moitié du XXème siècle a été en grande partie complémentaire du travail de production fictionnelle de l’époque. Héritière directe de la Commission de Cartographie à partir de 1936, la JIU (Junta de Investigações do Ultramar), a produit et commandé d’innombrables textes à propos des colonies, pour un total de 1550 titres. Ses collections comptent parmi les auteurs des noms comme Héli Chatelain, Jorge Dias, Margot Dias, Viegas Guerreiro, Henri Junod et Carlos Estermann2. Henri Junod a été publié aussi par la presse nationale du Mozambique. Son œuvre Usos e Costumes dos Bantos – A vida duma Tribo do Sul de África, 3 a été considérée par Malinowski “ Le meilleur livre d’ethnographie”. Sa première version est sortie pour la première fois à Londres (the Life of a South African Tribe) en 1927.

 

Ces scientifiques de différentes nationalités ont joué un rôle actif dans le soutien aux Sciences Sociales au Portugal. Une partie importante du travail de terrain en Afrique, dans la première partie du XXème siècle, est due en effet à l’effort de nombreux étrangers, fréquemment des missionnaires. Leur travail a eu un impact important sur la production culturelle et par conséquent sur les méthodes utilisées, autant dans la Littérature que dans l’Ethnographie. Ils ont contribué aussi à l’identification de formes de distribution démographique de certains groupes ethniques et pour la compréhension généralisée de ses politiques endogènes quant à la propriété et la transmission patrimoniale.

 

Le travail de C. Estermann, par exemple, se reflète dans beaucoup de textes, plus particulièrement des années 60. Daté de 1941, Negros est une œuvre qui montre une typologie textuelle hybride, comprenant différents types de documents : photos du sud de l’Angola, des coiffures et de l’artisanat des mwila, des recueils linguistiques, des descriptions (de cultures minoritaires, des conditions économiques, d’ethnologie, de tourisme), des contes et narrations orales en sont quelques exemples.

 

 

Estermann était connu comme le protecteur des pauvres et un scientifique avec des motivations sociales. En ce sens, il a été accepté simultanément sur le terrain par les communautés qu’il étudiant et par les élites coloniales. Quelques critiques ont revu son œuvre sous la référence de l’Histoire et de l’Ethnographie contemporaines. Selon l’historien angolais V. Kajibanga : « il a été l’un des premiers scientifiques sociaux, qui pendant la période coloniale, a vécu en Angola et introduit la méthodologie éthnoscientifique dans l’étude des cultures ethniques des peuples autochtones d’Angola. La substance de cette méthode, qui en plein période salazariste s’est opposé à la perspective des nommés études ultramarines promues par les autorités de l’Estado Novo, a constitué dans la recherche endogène des cultures ethniques d’Angola, en les insérant dans des ensembles plus vastes et globaux, désignés par des aires socioculturelles. »3

 

Les fondateurs de la fiction ethnographique

Nombreux sont les auteurs que nous pouvons considérer dans ce groupe : nous choisissons de nommer Assis Junior (1887-1960), Óscar Ribas (1909-2004), Castro Soromenho (1910-1968), Domingos Van-Dúnem (1925-2003) et Uanhenga Xitu (1924-), du fait qu’ils sont responsables d’une vocalisation marquée des réalités angolaises autochtones. Ils ont représenté, de façons différentes, des voix gênantes pour le régime colonial, ce que nous pouvons situer dans divers évènements marquants de leurs vies (principalement les persécutions politiques et la prison), et dans des textes qui se définissent par l’expression de situations et de contenus centrés sur la  culture et sur la politique en Angola, et surtout dans ses loci marginaux.

Non reconnue par le centre, leur écriture était, à l’époque et en première instance, sur les défavorisés. Que ce soit à propos des expropriés de terres occupées au cours des générations, des travailleurs exploités dans les mines, des persécutés pour leurs opinions politiques, ou des résidents des musseques et des sanzalas, marqués par différentes formes d’exclusion sociale.

Leur emploi marginal leurs a permis de représenter une voix collective dont l’autonomie, autoproclamée et refusée par le texte impérial et leurs a apporté la légitimité dans la représentation du groupe dans lequel ils s’insèrent, naturellement et par choix.

 

Nous en sommes, dans une bonne mesure, à nous référer à une stratégie d’autoreprésentation d’un groupe à la recherche des moyens adéquats pour exprimer la signification de l’appartenance à une condition collective et préoccupé à construire sa relation avec les communautés de proximité et avec la nation. Pour ces auteurs, écrire ce qu’on entend et comment on l’entend, était une façon de reconstruire le passé et de préparer le futur en donnant la parole à des mobilités fonctionnelles et conceptuelles de frontière.

 

Assis Junior, en conciliant la fiction avec le journalisme et avec la description linguistique, se présentait à ses lecteurs comme une figure qui englobe la présence politique et publique. Son roman O Segredo da Morta (1934) est vu par tous les critiques comme une tentative très importante pour remettre l’écriture en portugais du côté de ceux qui n’étaient pas entendus : descriptions ethnographiques, sa validation de croyances et de rituels sont vus comme des formes courageuses de révéler des voix et des secrets à partir d’un regard autorisé par et dans la communauté de référence (et de résistance).

 

 

Castro Soromenho est né au Mozambique et a vécu la majeure partie de sa vie en Angola. Son œuvre Terra Morta (1934) a été interdite par les autorités coloniales, ce qui se déduit facilement de la forme par laquelle il met en évidence les conflits notoires culturels et laborieux dans la compagnie de diamant4. Une autre de ses œuvres à laquelle on doit faire référence est Homens sem Caminho (1941).

 

Ces romans montrent la configuration d’acceptions ethnographiques à travers d’innombrables descriptions culturelles, et de narrateurs qui démontrent de l’empathie pour les personnages africains. « Il était un homme, qui était un des grands de la tribu, condamné à mort pour vivre mieux dans l’histoire de son peuple, pendu à un arbre sacré, en bravant et en remplissant d’effroi son peuple, là de l’autre côté de la montagne, au pied du village où l’on accueille, perdu dans un rêve d’opium et d’alcool, le régule ; (…)5

 

Uanhenga Xitu est connu surtout pour son texte Mestre Tamoda, qui l’a mené au cœur du début linguistique et de la discussion des modalités de lecture des univers anthropologiques de transition. On doit noter que cet auteur continue à écrire jusqu’à aujourd’hui et on peut dire que ses textes conservent le même type d’intérêt : l’exposition critique des injustices, la parodie du système politique et de ses institutions. Voyez par exemple O Ministro (par sa frontalité dans la présentation des erreurs du régime post-colonial) et Cultos Especiais (par l’interprétation complexe des ambiguïtés religieuses et politiques).

 

De Domingos Van-Dúnem nous aimerions citer l’œuvre Dibundu, publié par l’UEA (l’Union des Ecrivains Angolais), texte qui a aussi les caractéristiques qui définissent le patrimoine linguistique et ethnographique déjà référencé. Cet auteur est issu d’une lignée d’hommes de lettres métis; à vingt ans il s’est engagé dans l’activisme politique, dans la Ligue Nationale Africaine, avec d’autres écrivains qui sont devenus des leaders politiques de premier plan. Van-Dúnem avait en première instance des intérêts culturels et sa fiction est documentaire et politiquement située, principalement par la façon qu’il a de voir les tensions raciales et sociales aux abords de la ville.

 

Une stratégie narrative que nous avons vue chez certains auteurs et qui est en relation avec cette perspective commune de la vie urbaine en Afrique. Les narrateurs dans ces histoires paraissent se situer dans un espace de transition où la résistance grandit en même temps que la réalité se transforme progressivement. Texte à texte. Par cette voie, la ville coloniale nous apparaît comme une vision spectrale, et une fois de plus, marquée par l’attente et par les transitions. « Comment donc penser, à des changements en étant la coupole dans des mains égarées ? » 6

 

En effet, du point de vue idéologique, cette cartographie culturelle entraîne des conséquences politiques, une fois qu’elle détermine des stratégies d’émancipation à tous les niveaux d’expression formelle.

 

Les alentours des villes représentent l’émergence de protonationalismes, qui défient la fragile légitimité des espaces urbains comme des icônes de domination coloniale. Tous ces écrivains traduisent l’expérience de l’histoire dans l’écriture de la culture. Tous fournissent un registre de l’Afrique tel un ensemble complexe de corpus de textes qui donne origine à un modèle d’œuvres qui ont contribué à la formation d’un capital symbolique se référant au monde colonial. Ce qui les différencie ce sont les formes d’identification avec leurs informateurs et/ou le lecteur impliqué et les différents systèmes de réception.

 

Il convient de ne pas oublier que le premier lecteur de chaque texte ethnographique est, c’est évident, l’ethnographe lui-même, ce qui le définit comme sujet vigilant des modalités de représentation de l’écriture de frontière.

 

 

Les auteurs nomades

 

Dans l’introduction de Ethnography unbound, Brown et Dohin font référence à ce que l’ethnographie traditionnelle n’est plus viable, une fois qu’elle s’est elle-même réinventée in the wake of this postmodern critique. Ils cherchent aussi à démontrer comment ce postpositivist moment a rendu possible la substitution et la redéfinition du rôle théorique et pragmatique du travail de terrain. L’Ethnographie actuelle est en train de se déplacer toward a new ethnographic praxis informed by postmodern theory, yet moving beyond the limitations of it.7

 

Dans la combinaison de facteurs en cours de changement, un qui a peut-être changé radicalement est le terrain en lui-même. Y aurait-il aujourd’hui des lieux plus ou moins acceptables pour conduire une recherche empirique ? Ou serait-ce que tous ont le même degré de légitimité ? Qui, ou qu’est-ce qui permet de lever l’ambigüité de ce doute ? Seule l’ethno-critique, on suppose, mais celle qui se rapporte à une discussion de stratégies de pouvoir et de consolidation territoriale.  Critical ethnography is finally showing signs of recovering from the “theoretical anxiety” of the postmodern critique that temporarily disabled and almost permanently crippled it.8 Brown et Dohin ont considéré que la critique postmoderne a permis de facto de déplacer la perspective critique de l’ethnographie de la science vers la politique.

 

Dans le même sens, la définition de multi vocalité est la stratégie nécessaire comme réponse à différentes questions : comment pouvons-nous représenter l’Autre, et non le Même, dans l’acte d’écriture, comment pouvons-nous créer des conditions textuelles qui permettent aux autres de parler et transmettre, à travers de nos textes, ses propres pouvoirs de reconnaissance, de représentation et de persuasion. Multivocal, innovative forms of writing “highlight rather than suppress the problems of representation in our writing, and expose the multiple, shifting, and contradictory subject positions of researchers and participants.

Luandino Vieira et Arnaldo Santos, d’Angola, par exemple, ont été responsables de la création d’une lecture durable des cultures en contact comme des espaces en lutte constante pour une différenciation sémiotique explicite. La raison pour que ces témoignages soient devenus si pertinents au cours des années 60 et 70 n’est pas, à notre avis, seulement due à son message politique mais surtout à sa mobilité et commuabilité symbolique et culturelle. La vraisemblance de la reconstitution de rituels collectifs et de rôles sociaux d’identification rapide a contribué à sa projection sur le long terme.

 

De telles pratiques ont dérivé, en grande partie, de modèles ethnographiques. A l’époque des indépendances, en 75, cet archive a immédiatement été récupérée et transformée, les textes qui avaient été écrit auparavant ont été rapidement republiés et largement répandus. La pratique révolutionnaire a influencé en grande partie la réhabilitation de l’écriture culturelle. Une grande partie a été de nouveau inspirée d’anciens ethnographes. L’actualisation du travail de terrain a été cependant soutenue par de nouvelles méthodologies, notamment à travers des écrivains comme Ruy Duarte de Carvalho, qui a débuté une œuvre de récollection restaurant l’Ethnographie Angolaise et qui l’a amené au devant du débat culturel sur l’Angola.

 

Un autre cas auquel on doit faire référence ici est le texte de Manuel Rui Sim camarada ! publié à Cuba en 1985, pour célébrer les 10 ans de l’indépendance de l’Angola. Cette anthologie de cinq histoires courtes, rarement référée par l’auteur ou les critiques, est même comme ça encore un bon exemple pour revisiter l’empire à travers ses proies. Un de ces textes mérite une attention plus particulière : « Cinco dias depois da Independência» 9  on relie la modalisation parodique du texte d’ouverture, «  O Conselho », qui fait la lecture de cas survenus lors de la passation de pouvoirs entre le Portugal et l’Angola : «  (…) le palais qui fut aux colons était rendu aux légitimes propriétaires ».

 

D’après la narration de ce processus de transition, nous pouvons identifier une stratégie rhétorique qui est elle-même liée aux choix circonstanciels. L’émergence d’un modèle d’autoreprésentation de la nation associe l’anxiété sociale à l’assertion politique et à l’hésitation fictionnelle. La production de ces nouveaux contenus s’ajuste à la révision du projet politique du MPLA et à la légitimation de sa stratégie de commandement. Cette œuvre n’est pas un manifeste mais elle véhicule des signes de choix politiques clairs. De tels choix sont représentés par le drapeau, l’hymne et le dirigeant. Une iconographie qui est aussi une ethnographie de transition coloniale.

 

Manuel Rui est dans ce cas le narrateur qui joue le rôle d’ethnographe, celui qui est sur le terrain et qui documente l’ensemble de circonstances qui donnent voix aux multiples acteurs de la révolution : le jeune guérillero, la femme qui pose des questions sur l’évènement politique, le commandant, les angolais et les portugais qui circulaient à l’époque entre l’Afrique et l’Europe. Il y a ici une anticipation des manières qui devaient définir le Portugal et l’Angola en tant qu’espaces post-coloniaux.

 

L’urgence de définir la nouvelle nation est visible dans de nombreux textes écrits durant la première décennie après l’indépendance. Ce qui signifie qu’une telle stratégie a été envisagée comme un projet collectif de grande importance et que ses contenus ont été sérieusement lus comme relatifs à la consolidation et la légitimation de processus transitoires et des expériences de reterritorialisation de l’après-guerre.

 

Pour nous préparer à ce sujet des mobilités forcées, nous devons rappeler comment le nomadisme, a mode of thought, a été défini par Deleuze et Guattari dans A thousaneplateaus.10

 

Plateaus, terme de Gregory Bateson, ne se rapporte pas à des références spatiales, comme certains l’ont dit, mais à des expériences superposées et à la communication : A plateau is a piece of immanence. La négation de structures hiérarchiques en faveur de l’expérience rhizomatique, comme le défendent les auteurs, supporte un discours de violente réponse à l’homogénéité et au totalitarisme, à travers le concept de nomadic war machines. Dans leur traité sur la nomadologie, les auteurs admettent que l’on parle d’une façon de pensée et non d’une science et qu’elle doit être lue comme telle.

 

 

 

De cette façon, le terme plateaus s’applique parfaitement à la lecture d’un auteur comme Ruy Duarte de Carvalho; son œuvre Vou lá visitor pastores est basée sur l’idée d’espaces vivants, parcourus, visitables, qui sont interstitiels du concept de déterritorialisation. Cela combine des métaphores d’espace au travers de l’écriture de l’expérience transhumante.

 

En même temps qu’il est accepté par la communauté de pasteurs sur laquelle il écrit, il construit un réseau de références qui sont liées à la communauté sur laquelle il veut écrire, et il associe la communauté observée à l’histoire nationale. De cette façon, il met en évidence des contenus micro-culturels en même temps qu’il détruit la macro-narration de la nation au travers des voix litigieuses d’historiens, de pasteurs, d’aventuriers, de chroniqueurs, de jeunes, de vendeurs, d’écrivains. Son rôle d’observateur est minutieux et sa pratique auto-réfléchie le force à une négociation permanente de son propre texte. Une expérience pan-nomadique,  pourrions-nous dire.

 

La pluralisation du discours et des idéologies assure à son œuvre un engagement dans la lecture absolue de l’Autre et son ajustement empirique de la connaissance et de la création à mesure que les différents sujets évoluent. Cela instaure ainsi une métaphore possible des mobilités actuelles. Ou, si l’on préfère, des ethnographies contemporaines.

 

Adapté de notre livre The Protean Web: Literature and Ethnography in Lusophone Africa (sous presse) Publié dans Textos/Pretextos, “A Viagem”, 13. Out-Inv. 2009, pp. 69-76.

  • 1. Ver Clifford, J., Routes, Harvard University Press, 1997, p. 2.
  • 2. Héli Chatelain était un missionaire suisse qui a dédié la majeure partie de son travail à l’Angola et en particulier aux langues et culture Kimbundu (voir notamment Grammatica elementar do Kimbundu ou língua de Angola (1888) et Contos populares de Angola (1964)). Jorge et Margot Dias ont écrit largement à propos des Makondes (voir Macondes de Moçambique: v. III, Vida Social e Ritual (1970)). V. Guerreiro a aussi étudié ce groupe, ainsi que les Khú du sud de l’Angola (voir Os Macondes de Moçambique (1966) et Bochimanes !khu de Angola (1968)). Carlos Estermann (un missionnaire catholique alsacien) a publié dans JIU son œuvre principale en deux volumes : Etnografia do Sudoeste de Angola (1961). Henri Junod a été l’auteur de Usos e Costumes dos Bantos – A Vida duma Tribo do Sul de África (1974).
  • 3. Voir www.ebonet.net/vkajibanga Cette insertion dans des univers endogènes et l’incitation à des méthodes de référence englobant en simultané devront être des facteurs de dynamisation des formes locales d’analyse et furent à la base de genres et sous-genres littéraires que l’on peut encadrer de façon générique dans l’expression empirique des réalités sociales, linguistiques, culturelles et politiques. /docs/sintesecomunicacao.doc,2000, 2-3.
  • 4. A propos de l’histoire de Diamang et de ses implications en termes anthropologiques et ethnographiques, voir N. Porto, “Artes da Nação: Colonialidade, Políticas e Mercados das Artes em Angola e Cabo Verde”, Encontro Internacional Comunidades Imaginadas: Nações e Nacionalismos em África, org. do Centro de Estudos Interdisciplinares do séc. XX (CEIS 20), Coimbra, Fevereiro 2008. Voir aussi l’oeuvre ethnographique de J. Redinha.
  • 5. Voir Homens sem caminho, 4a. ed., Lisboa: Atlântida, 1966, 139.
  • 6. Voir .op. cit., 1989, 13.
  • 7. Voir ed. State University of New York, 2004, 1.
  • 8. Voir op. cit., 3.
  • 9. Voir Sim, Camarada!, UEA, 1985, 95-191.
  • 10. Deleuze, Gilles & Guattari, Felix, A Thousand Plateaus: Capitalism And Schizophrenia. (Trans. and Foreword by Brian Massumi), Minneapolis: U. of Minnesota Press, 1987.
Traduction:  Allison Rodrigues

par Ana Maria Mão-de-Ferro Martinho
Ruy Duarte de Carvalho | 19 septembre 2012 | antropologie, castro soromenho, ethnographe, etnographie, littérature angolaise, uanhenga xitu, voyage