«Marielle a été tuée parce qu'elle était noire»
Il y a trois ans, Marielle Franco, activiste brésilienne, noire et lesbienne était assassinée. Pour La Déferlante, les journalistes indépendantes Sarah Benichou et Juliette Rousseau ont rencontré à Rio de Janeiro sa sœur Anielle qui perpétue l’héritage de ses combats antiracistes et féministes. Un reportage au long cours sur les héritières de Marielle Franco sera publié dans le prochain numéro de notre revue qui paraîtra en juin prochain.
Où en est l’enquête sur la mort de votre sœur ?
Les assassins ont été arrêtés en 2019, mais ce que nous voulons c’est savoir qui leur a donné l’ordre de tirer. Nous n’avons toujours pas la date du procès mais nous avons eu une bonne nouvelle récemment : l’affaire sera jugée par un jury populaire. Sans cela, il n’était pas certain que les assassins soient condamnés. Alors que ces deux hommes se taisent depuis deux ans, la peur de la prison pourrait les motiver à rompre leur silence. Mais cette bataille sera difficile.
Quelles sont vos principales attentes vis-à-vis de la procédure judiciaire en cours ?
Nous voulons des réponses. Nous les méritons, en tant que famille bien sûr, mais nous pensons également que le monde entier y a droit et les attend. Marielle représentait beaucoup pour les Brésilien·nes. Nous, sa famille, ne sommes jamais directement informé·es de l’avancement de l’enquête. Nous n’avons jamais eu accès au dossier d’instruction. Nos avocats non plus. Les seules informations dont nous disposons sont celles qu’on lit dans la presse. Nous attendons de voir ce qui va sortir cette année. En général, les magistrats laissent échapper quelques informations au mois de mars parce qu’il y a de grosses mobilisations pour l’anniversaire de l’assassinat de Marielle.
La phrase « Qui a commandité la mort de Marielle ? » (« Quem Mandou Matar Marielle ? ») a été partagée des dizaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux le 8 décembre dernier, pour les 1 000 jours de l’assassinat de Marielle. Avez-vous obtenu des réponses à cette question ?
Nous pouvons déjà être certain·es que le donneur d’ordre n’est pas n’importe qui et que des personnes très haut placées sont impliquées dans cette affaire, car il faut disposer d’un certain pouvoir pour commanditer ce type d’assassinat [d’après la presse brésilienne, l’enquête pointe vers le président Jair Bolsonaro et l’un de ses fils, Flavio]. Un jour, nous saurons qui a donné l’ordre de tuer Marielle mais, vu la façon dont cela s’est passé et les cercles de pouvoir que l’on imagine impliqués, je crois qu’il y a peu de chances que l’on connaisse son identité dans un avenir proche.
« MARIELLE INCARNAIT DE MULTIPLES COMBATS.
SON ASSASSINAT A PROVOQUÉ
UNE PRISE DE CONSCIENCE
CHEZ DE NOMBREUSES FEMMES »
C’est l’Institut Marielle Franco qui a initié la campagne autour des 1 000 jours de l’assassinat. Quel est le rôle de cette structure ?
L’Institut Marielle Franco a été créé en 2019 et a gagné en visibilité en 2020. Notre objectif était de renforcer et d’officialiser l’action de sa famille : nous voulons entretenir son héritage et défendre sa mémoire à chaque fois qu’elle est attaquée. À plus long terme, nous voulons également lancer des « écoles Marielle », qui seront des lieux de formation politique pour les jeunes des favelas.
Avec la pandémie du Covid-19, nous avons dû repenser notre programme d’action, sur la forme mais aussi sur le fond. En plus des morts qu’elle a provoqués, cette crise a fait revenir la famine dans certaines zones du Brésil. Trouver des solutions aux problèmes que rencontrent les plus fragilisé·es par cette pandémie aurait été une préoccupation de Mari, si elle était encore en vie. C’est pourquoi l’Institut a décidé d’agir en participant au soutien des familles les plus démunies de la zone nord de Rio.
Toute une génération de femmes noires s’est engagée en politique suite à l’assassinat de Marielle. Comment regardez-vous ces héritières de votre sœur ?
Marielle incarnait de multiples combats. Son assassinat a provoqué une prise de conscience chez de nombreuses femmes notamment chez les femmes noires. Le fait que Marielle ait été assassinée à la sortie d’une réunion avec d’autres femmes noires est très significatif.
Renata Souza, députée noire de l’assemblée législative de l’État de São Paulo (ALESP) et ancienne membre du cabinet de Marielle Franco, qualifie son assassinat de « féminicide politique ». Qu’en pensez-vous ?
Parler de « féminicide politique » risque de réduire la mort de Marielle à un assassinat politique alors que c’est plus que cela. L’assassinat de Marielle raconte aussi la politique d’assassinats systémiques dont sont victimes les femmes noires au Brésil. Ici, nos corps sont les plus vulnérables : l’État lui-même les considère comme jetables. Pour moi, Marielle n’a pas été tuée parce qu’elle était élue ou parce qu’elle faisait de la politique, elle a été tuée parce qu’elle était une femme noire, qu’elle s’assumait comme bisexuelle, comme favelada [habitante d’une favela] et comme mère célibataire. Si tu es une femme comme Marielle et que tu arrives dans une institution gérée par un groupe d’hommes hétéros et blancs, tu gênes forcément. Aucune personne blanche n’aurait été tuée de cette manière. Parce que Marielle était de celles dont le corps est considéré comme jetable, ces hommes ont pu se dire : « On va la tuer, ça ne fera aucune différence. »
« AUCUNE PERSONNE BLANCHE
N’AURAIT ÉTÉ TUÉE DE CETTE MANIÈRE »
Comment peut-on soutenir votre combat en dehors du Brésil ?
Toutes les informations qui circulent en dehors du Brésil nous donnent de la force, notamment celles qui rappellent que nous voulons savoir qui a commandité le meurtre de ma sœur. Il y a aussi un enjeu à ne pas laisser la mémoire de Marielle disparaître. Les gens ont tendance à penser que la mémoire de Marielle ne peut être entretenue que par les personnes qui évoluent dans les institutions politiques. Je ne suis pas d’accord : la tia [« tante », formule affectueuse] qui vend des hot-dogs, ici, en bas de la rue, cette femme noire, elle aussi, peut trouver une source d’inspiration en la personne de Marielle. L’héritage de ma sœur va bien au-delà des assemblées parlementaires. Mari est effectivement là-bas, dans les institutions, mais aussi dans plein d’autres endroits. Et dans le monde entier.
Article initialement publié le 19.03.2021 par La Déferlante.
La Déferlante est portée par quatre professionnelles du monde de la presse, du documentaire et de l’édition (Marie Barbier, Lucie Geffroy, Emmanuelle Josse et Marion Pillas) et d’un comité éditorial qui rassemble des chercheuses en sciences sociales, des journalistes et des militantes. Une diversité de perspectives pour déconstruire les stéréotypes de genre et documenter les enjeux féministes dans une démarche intersectionnelle.