Quelle place pour l’Afrique sur la scène artistique portugaise? (2015)
Fenêtre n°4 - Diasporas africaines au Portugal, volet 3 : cultures et expressions artistiques
Ce troisième et dernier volet sur les diasporas africaines au Portugal porte sur les cultures et expressions artistiques des Portugais d’ascendance africaine, ainsi que sur la présence de l’Afrique dans la scène artistique portugaise.
Marta Lança a lancé en 2010 le site Buala1, » premier portail multidisciplinaire de réflexion, critique et documentation des cultures africaines contemporaines en langue portugaise « . Elle répond à nos questions sur la place des arts africains au Portugal.
De quand date la présence d’une scène artistique africaine au Portugal ? Quelles sont les évolutions de cette scène sur les vingt dernières années ?
Marta Lança : Je ne crois pas qu’on puisse véritablement parler de scène artistique africaine au Portugal. Il y a quelques manifestations, initiées principalement par des opérateurs culturels portugais (et quelques Africains, principalement angolais) dans la musique, les arts plastiques, le théâtre, mais on ne peut pas dire que ces initiatives isolées forment une » scène artistique « .
L’apparition de ces arts s’est faite assez récemment, avec un grand retard par rapport à d’autres pays. Dans les années 1980, il y eu une grande amnésie, on ne parlait presque pas de l’Afrique, on était encore dans les suites de la décolonisation. Pendant ce temps-là, en France, l’exposition Les Magiciens de la Terre traitait déjà des études culturelles et post-coloniales. Au Portugal, ces grilles de lectures sont apparues uniquement dans les années 1990, dans le monde de l’art et de l’université. Le peu d’allusions faites à ces questions se faisaient dans le cadre d’une histoire mal résolue, d’une colonisation tardive, avec des Portugais émotionnellement liés à l’Afrique mais traumatisés. Les universités avaient une approche très ethnocentrique et n’accordaient pas d’intérêt à l’art. Même les communautés immigrées faisaient encore très peu parler d’elles, ne revendiquaient rien en termes identitaires et vivaient très isolées, souffrant du racisme et du ressentiment des Portugais. Il n’y avait pas de communauté africaine au Portugal, s’assumant en tant que telle et devenant une masse critique et artistique.
En termes de programmation artistique, il me semble que la fondation Culturgest a été pionnière, en 1992, sur les questions d’interculturalité. C’est venu de l’envie de quelques programmateurs de donner une visibilité à l’art non-occidental et non folklorique. Au départ, c’était une programmation risquée et minoritaire. En 1995, il y eu dans la programmation de la Culturgest, faite par António Pinto Ribeiro et António Loja Neves, le premier grand cycle de cinéma l’Afrique, avec 114 films, depuis les tous premiers réalisés aux plus actuels, mais cela n’a pas beaucoup attiré le public. António Pinto Ribeiro a expliqué que » dans l’imaginaire des gens, l’Afrique correspond soit, pour une communauté blessée et traumatisée, à quelque chose qu’on ne veut pas revivre, soit, pour les autres, par ignorance ou méconnaissance, à un endroit dont on n’attend pas grand-chose. Il y avait des préjugés et un manque de pratique qui freinaient l’adhésion « .
Ces quinze dernières années, la recherche sur la période coloniale s’est consolidée, que ce soit au niveau des sciences sociales ou des arts. Avec une programmation continue au sein du programme Próximo Futuro de la Fondation Gulbenkian (par António Pinto Ribeiro), le Festival Alkantara, des personnes comme Mark Deputter, programmateur du projet « Dançar o que é Nosso, Danças na Cidade » et beaucoup grâce à la musique, avec par exemple le Festival África (programmé par Paula Nascimento).
À mesure que la production culturelle s’est accélérée dans les pays africains de langue portugaise et a commencé à circuler ici, les arts africains ont gagné en visibilité. Mais nous nageons jusqu’aujourd’hui au milieu de beaucoup de limites et de préjugés.
Les expressions artistiques d’Afrique contemporaine trouvent-elles leur place dans le pays, ou l’Afrique est-elle encore représentée principalement à travers ses cultures traditionnelles ?
Au niveau des cultures traditionnelles, je sais très peu de chose. Je pense qu’elles sont maintenues dans certaines communautés, avec de la gastronomie traditionnelle de chaque pays, des groupes de batucada du Cap-Vert ou des danses guinéennes.
Par contre la kizomba, le zouk, le kuduro, sont des musiques et danses qui font vraiment partie de la culture populaire, pas seulement au niveau des populations d’origine africaine, mais pour beaucoup de Portugais blancs également.
L’intérêt pour les expressions plus contemporaines et inattendues par rapport à l’imaginaire que les gens ont autour de l’Afrique, commence à gagner du terrain. Le milieu de l’art contemporain (arts visuels) est sans doute celui qui montre le plus d’ouverture, toujours à l’affût de nouvelles tendances. Au départ, la plupart des manifestations tendaient à représenter avant tout une vision de l’art africain traditionnel, du goût des africanistes. Ou pour satisfaire un marché avide d’art naïf et néo-primitif, plutôt condescendant et qui survalorisait l’environnement dans lequel évoluaient les artistes par rapport à leur art en lui-même. De temps en temps, il y avait des initiatives qui reflétaient une vision contemporaine et introduisaient des questions d’ordre post-coloniales, mais cela se focalisait toujours sur le rapport au » centre » que continuait de représenter le Portugal : sur les vestiges des Portugais en Afrique, sur comment les Africains voyaient les Portugais, sur les descendants de colonisés découvrant leurs origines, etc.
À partir de 2008, on a assisté à une certaine » hystérie « , comme il est typique d’en voir dans un milieu aussi petit que le milieu portugais, comme le rappelle l’artiste Gonçalo Pena. Est arrivée la possibilité d’avoir enfin une réflexion post-coloniale au Portugal. C’est venu notamment du travail d’un petit groupe d’artistes contemporains angolais qui vivaient ou passaient à Lisbonne, auxquels on a collé beaucoup d’étiquette concernant la définition de leur africanité ou, pour d’autre, leur absence d’africanité. Mais ces artistes ont réussi à dépasser cette barrière et à trouver leur propre style sans s’enfermer dans la lecture qu’on faisait d’eux.
Les expressions artistiques et culturelles africaines sont-elles intégrées aux différents événements artistiques du pays, ou sont-elles regroupées autour de festivals, lieux ou événements spécifiquement dédiés à l’Afrique ?
Il est nécessaire d’éviter le plus possible tous les types de ghettoïsation, de niches discriminatoires, traitant l’art africain comme un élément à part. Mais les uvres africaines restent encore souvent regroupées dans des festivals et événements liés à la mercantilisation de la différence, rarement réellement interculturels.
Le peu d’événements présentant des artistes non lusophones sont issus du programme Próximo Futuro, du Festival Alkantara, d’initiatives d’Africa.Cont et de petites structures.
Il y a aussi des espaces de réflexion comme le portail Buala, ArtAfrica, Conexao Lusófona, la radio AfroLis. Les festivals Todos et Mistura sont sur une ligne interculturelle.
La fondation angolaise Sindika Dokolo, qui possède la plus grande collection d’art africain contemporain, a présenté ses uvres au Portugal, à travers deux grandes expositions : Fly Zone au Musée Berardo et, très récemment, You love me, you love me not, à Porto.
Quelles sont les disciplines artistiques africaines les mieux représentées au Portugal ?
Je pense qu’il s’agit de la musique. Cela remonte à loin : le fado est déjà de la même famille que le lundum ou la morna. La curiosité des chanteurs portugais pour les sonorités africaines et brésiliennes n’est pas récente.
Dans les années 1990, des projets comme Rap Mania ou Kussondolola font la liaison avec l’Afrique dans la culture des jeunes et, aujourd’hui, on compte d’innombrables groupes de fusion dans le pays. La musique des milieux urbains récupère des éléments du semba, des mornas, et établit des liens entre plusieurs cultures. On assiste parfois à des phénomènes incroyables, comme le kuduro progressif des Buraka Som Sistema. On doit citer aussi l’incroyable travail de la Editora Príncipe, en termes de nouvelles voix et sons2. Ces dernières années, beaucoup de musiciens venus de différents pays d’Afrique passent par Lisbonne.
Comment le public portugais reçoit-il les uvres africaines ? Ce public est-il large, ou s’agit-il essentiellement d’un public averti ?
Il y a un public spécialisé qui va aux spectacles et aux conférences, des gens qui s’intéressent aux études africaines ou post-coloniales. Mais il commence aussi à y avoir un intérêt plus large, avec les logiques de mondialisation, les dynamiques culturelles portugaises, tous les grands changements mondiaux. Le statut que la musique africaine, plus ou moins électronique, plus ou moins » revival » occupe dans les agendas de la danse ou des Djs, par exemple, est un phénomène impressionnant. Cela a un énorme pouvoir de captation de nouveaux publics, capable de concilier la modernité avec l’Afrique.
Les Portugais d’origine africaine sont-ils plus réceptifs aux arts venus d’Afrique que les autres Portugais ?
De manière logique, il y a un intérêt lié aux relations affectives.
Y a-t-il une grosse différence d’approche des cultures africaines entre les grandes villes du pays et les zones plus reculées ? Y a-t-il, par exemple, des festivals africains dans des villages du pays ?
Mon sentiment est que presque tout est concentré sur Lisbonne, très peu de choses se passent dans le reste du pays. Hors de Lisbonne arrivent seulement quelques événements ponctuels liés à des festivals de musiques du monde, comme les Festival de Sines ou de Loulé.
Assiste-t-on à de nombreuses collaborations entre artistes africains de passage, artistes africains résidant au Portugal, et artistes africains nés en Afrique ?
Il y a de la collaboration, ni plus ni moins qu’entre les autres artistes portugais, c’est-à-dire assez peu par les temps qui courent. En ce qui concerne les artistes africains, Lisbonne est devenue une base pour beaucoup d’artistes de langue portugaise, et un tremplin pour d’autres destinations. Dans cette relation qui s’inscrit dans la continuité, les liens affectifs et professionnels sont possibles.
Dans quelle mesure les cultures périurbaines, de jeunes d’origine africaine étant nés ou ayant grandi au Portugal, trouvent-elles leur place et influencent-elles le reste du pays ?
Je n’ai pas l’impression qu’elles exercent une grande influence. Le Portugal est une société raciste, bien que de manière camouflée. Au niveau de la vie culturelle, beaucoup de festivals mettent en avant le multiculturalisme, mais dans son aspect » cool « , inoffensif, sans aborder les problèmes évidents d’un pays dans lequel les inégalités entre Blancs et Noirs sont aussi manifestes.
Quels sont les artistes africains les plus connus du grand public portugais ?
Le curateur Miguel Amado disait dans un entretien » On ne recherche déjà plus tellement l’art ethnique ou traditionnel, mais plutôt des artistes qui, tout en maintenant un lien avec leurs racines et abordant des problèmes liés à au contexte dans lequel ils vivent, ont un langage contemporain, compréhensible aussi bien à Luanda qu’à Lisbonne ou New York « .
La littérature africaine de langue portugaise est bien implantée au Portugal, mais se sont toujours les mêmes noms qui reviennent : Agualusa, Mia Couto, Germano Almeida.
Les plasticiens qui exposent le plus ici sont les Angolais Yonamine, Kiluanji Kia Henda, Francisco Vidal, Délio Jasse, Ana Silva, Marco Kabenda et António Ole, les Santoméens René Tavares et Kwame de Sousa, les Cap-verdiens Abrão Vicente, Alex Silva, César Schofield Cardoso, Tchalê Figueira, les Mozambicains Maimuna Adam, Jorge Dias et Gonçalo Mabunda.
Au niveau de la photo, ce sont surtout les mozambicains : on assiste à une nouvelle génération de photographes (après celle, fameuse, de Rocardo Rangel), avec des noms comme Mário Macilau, Mauro Pinto et Filipe Branquinho.
En musique Nástio Mosquito, Biru, Chullage, Valete, Anselmo Ralph, Yuri da Cunha, Paulo Flores (plusieurs d’entre eux sont nés ou ont grandi au Portugal, N.D.T.).
En danse António Tavares. Dans le cinéma, Zézé Gamboa et Leão Lopes. Au théâtre, la troupe Griot, les comédiens Ângelo Torres, Daniel Martinho et Meirinho Mendes, le metteur en scène Rogério de Carvalho.
Beaucoup d’entre eux sont nés après l’indépendance et ne sont pas bloqués sur les stéréotypes concernant ce que l’art africain est supposé être – bien que, fort heureusement, ils revendiquent d’autres patrimoines culturels. Après le colonialisme, il y a eu souvent d’autres moments forts dans leur existence, comme la guerre civile, l’après-guerre, la mondialisation, l’expérience des diasporas, les cultures urbaines, une grande influence pop. Bien qu’ils abordent des thèmes liés à leurs origines, leur construction identitaire ne passe pas seulement par leur nationalité.
Voit-on l’émergence de grandes figures artistiques désireuses de porter un message plus « politique » à la société portugaise (pour attirer, par exemple, l’attention sur les discriminations, le racisme, les préjugés, les violences policières, etc.) ?
Pas énormément. À part à travers le rap créole, qui est un mode d’expression qui reflète beaucoup les inégalités vécues dans les banlieues, les injustices. Je ne dirais pas qu’il y ait beaucoup d’art explicitement engagé au Portugal, de manière générale.
L’Afrique est-elle présente comme sujet, chez des artistes Portugais non-africains (on pense notamment au film Tabu, de Miguel Gomes, à la littérature des retornados…3) ou n’est-elle abordée que marginalement ?
Il y a une certaine fascination pour le continent africain. Celui-ci est toujours moins mystérieux et moins distant. Il y avait déjà la mémoire heureuse de ceux qui ont vécu leur enfance dans des villes comme Luanda ou Lourenço Marques4, ou dans d’autres provinces africaines. L’Afrique, depuis le Portugal, est encore très liée à la relation du Portugal à ses anciennes colonies. Pour cette raison, et malgré la grande difficulté d’analyse du passé colonial (un tabou social ou, du point de vue de la lusophonie, une réaffirmation fière), le passé est encore très vivant dans les existences, les réseaux de pouvoir, les relations, les traumatismes psychologiques des anciens combattants des guerres coloniales, l’input que les retornados ont donné à l’économie portugaise, et tant d’autres questions qui restent présentes jusqu’aujourd’hui. Il faut repenser profondément cette période et en lier les éléments avec l’actualité.
En terme de production culturelle il y a des quelques documents et livres écrits par des anciens militaires ou des enfants de retornados, des débats dans l’espace public, des témoignages, assez souvent sur un ton nostalgique.
Au niveau des arts visuels, la réflexion de certains artistes portugais (comme Ângela Ferreira ou Filipa César) sur le passé africain du Portugal post-colonial. L’exposition vidéo Do Silêncio a Um Outro Hino, avec les travaux des artistes Barroca, Jorge Santos, José Carlos Teixeira, Maria Lusitano, Monica de Miranda, Paulo Mendes et Rui Mourão, présentée au Cap-Vert en janvier 2013, illustre bien cette tendance. « Ces sept artistes sont tous nés au début des années 1970 et font partie de la première génération portugaise à vivre après la fin d’un cycle de 500 ans de » découvertes « , » empires » et » colonisations « , explique le commissaire de l’exposition Rui Mourão.
Interview initialement publiée dans Africultures Les Mondes en Relation, Avril 2015.
- 1. Voir le site : www.buala.org
- 2. Voir à ce sujet l’article La périphérie donne le la au centre de Lisbonne, par Vítor Belanciano
- 3. Les » retornados » sont les rapatriés des anciennes colonies portugaises, après leur indépendance (ce serait l’équivalent français des » pieds-noirs « )
- 4. Lourenço Marques était le nom de Maputo, la capitale du Mozambique, du temps de la colonisation portugaiseLire ici sur Buala (en Portugais) l’analyse de l’exposition « Do Silêncio a Um Outro Hino ».