Jadis engagée contre la guerre du Vietnam, elle est aujourd’hui l’un des grands noms des études coloniales. Mêlant histoire et anthropologie, l’Américaine s’attache, comme dans «La Chair de l’empire», à démonter les dynamiques de pouvoir.
ANN LAURA STOLER | SANDRO BABLER POUR «LE MONDE»
Raphaëll Branche
Pour Ann Laura Stoler, la prise de conscience fut d’abord politique: «La guerre du Vietnam a été un déclencheur.» Jeune lycéenne de la bourgeoisie juive new-yorkaise, elle découvre l’impérialisme américain puis la contestation qui l’accompagne alors qu’elle fait ses premiers pas à l’université. Après avoir étudié le japonais et s’être initiée au marxisme, elle s’oriente vers des études d’ethnologie et choisit comme terrain d’enquête Java, «parce que c’était près du Vietnam». Elle en revient avec le désir de travailler sur les multinationales américaines: ce sera sa thèse de doctorat, qui la convainc qu’il faut plonger dans le passé pour éclairer les structures économiques et sociales observées sur place.
Son expérience indonésienne la marque considérablement: elle a 22 ans quand elle interroge des paysannes sans terre pour étudier les effets de la révolution verte, quand elle les suit dans leurs déplacements des montagnes aux marchés où elles vendent le contenu de leurs lourds ballots. «En Indonésie, j’ai découvert un autre visage du féminisme, avec les femmes qui se touchent, qui se font toujours des accolades. Elles sont si fortes entre elles, si chaleureuses; elles se moquent des hommes». Et elle ajoute: «Elles avaient une puissance qui m’a frappée, surtout les femmes qui n’avaient rien.» Résolument marxiste, elle refuse d’appréhender la situation des femmes javanaises uniquement en fonction de leur place en tant que femmes. Si elle pointe les inégalités et les discriminations qu’elles subissent, elle insiste sur la nécessité de faire primer l’analyse en termes de classes sociales.
Son objet d’étude n’est d’ailleurs pas précisément les femmes mais «le pouvoir, toujours le pouvoir». La découverte des écrits de Michel Foucault renforcera définitivement cette orientation. Elle opère, avec lui, une relecture des sociétés impériales en affirmant que la race et la sexualité sont au cœur des dynamiques de pouvoir. Ainsi, les catégories utilisées par les autorités coloniales pour désigner les populations se révèlent des catégories éminemment politiques par l’intermédiaire des quelles les corps sont contrôlés et l’autorité s’impose aux individus. Son ouvrage Race and the Education of Desire. Foucault’s “History of Sexuality” and the Colonial Order of Things («Race et education du désir. L’“Histoire de la sexualité” de Foucault et l’ordre des choses colonial», non traduit) est son best-seller à ce jour. Elle y transgresse de nombreuses frontières: l’intime, placé au cœur de l’analyse, bouscule la répartition du privé et du public, faisant de la sexualité et des affections des lieux de production essentiels du politique, de sen droits où observer les mécanismes par lesquels se construit le consentement à la domination, comme lorsque les législateurs s’intéressent aux enfant sis sus d’unions mixtes ou que la manière dont les nourrices indonésiennes portent les bébés néerlandais se révèle être l’objet de règles implicites.
Les colonies n’y sont plus vues comme des espaces à part, loin des métropoles: au contraire, Ann Laura Stoler plaide pour un regard qui embrasse les deux dans un même champ d’analyse. Elle théorisera plus précisément cette nécessité en 1997 dans un ouvrage dirigé avec l’historien Frederick Cooper dont l’introduction vient d’être publiée en français sous le titre Repenser le colonialisme (Payot, 176 p., 17,50€). Autre transgression, disciplinaire celle-là: avec Cooper, elle fonde, à la fin des années 1980, le premier doctorat d’histoire et d’anthropologie, afin de bousculer les manières traditionnelles de travailler sur les sociétés non occidentales.
A cette époque, les études sur le passé colonial de ces sociétés étaient marquées par l’influence du théoricien de la littérature Edward Said et celle des subaltern studies, qui proclamaient renverser les perspectives dominantes en donnant à entendre la voix des colonisés. Pour Ann Laura Stoler, cependant, il ne s’agissait jamais que d’une inversion des polarités; elle proposait plutôt de changer de paradigme. Ici comme ailleurs, elle privilégiait la nuance et le doute. Elle identifiait ainsi des degrés dans la souveraineté de l’Etat et insistait sur leur évolution et leur articulation plutôt que de dénoncer un pouvoir qui aurait été dominateur de manière homogène.
Elle affiche aujourd’hui la même volonté à propos des concepts politiques et du vocabulaire philosophique qui lui servent à penser le réel: elle les veut labiles, et non rigides, ouverts au doute et non pas rassurant sou définitifs. De cette attention aux mots, elle a fait un combat et un livre, à paraître en français chez Armand Colin en 2014 (Along the Archival Grain, «En suivant la veine de l’archive»). Nul doute qu’elle veillera de près à sa traduction, comme elle l’a fait pour son nouvel ouvrage, La Chair de l’empire. Depuis son enfance, elle sait en effet l’importance du mot juste. C’était ce qui la frappait déjà dans les poèmes que sa grande sœur Barbara lui récitait pour l’endormir. Plus tard, cette dernière fut l’une des traductrices de la Bhagavad-Gîtâ, poème épique indien, la précédant à Columbia University où elle enseignait le sanskrit.
Dans La Chair de l’empire, scrutant les documents produits par l’Etat colonial néerlandais, Ann Laura Stoler montre les doutes qui habitèrent l’entreprise de domination et comment ils étaient très précisément incarnés dans la matérialité de l’archive. Les ratures, les hésitations, la chercheuse les prend au pied de la lettre: l’Etat colonial tâtonnait et l’ordre qu’il cherchait à imposer aux mots et aux choses était soumis à de multiples influences. L’archive n’est pas seulement un objet ou un et race, elle est un processus qu’il convient de décrypter. Le philosophe Gaston Bachelard est ici son maître à penser; comme lui, elle prône une attention au «détail épistémologique», qu’elle revendique comme ligne de conduite intellectuelle. Rendre compte des mots de l’archive, c’est aussi s’imposer une rigueur dans l’écriture et préférer une «éthique de l’inconfort» à la tranquillité des vérités d’autorité.
La comparaison est l’autre moyen qu’elle privilégie pour lutter contre les évidences, qu’elles soient conceptuelles ou politiques. Elle la manie en permanence, à la recherche d’une intelligence précise des «formations impériales» qu’elle veut saisir dans leurs dynamiques, quels que soient les espaces et les moments. C’est ainsi qu’elle enseigne depuis cinq ans à l’université de Birzeit, en Cisjordanie, «l’histoire coloniale comparée» avec un sens très aigu que, là-bas, l’«histoire colonial est vivante». Depuis qu’elle a découvert la Palestine, en 2008, elle s’y rend chaque année pour enseigner à Ramallah, s’est engagée dans l’organisation du premier programme de formation doctorale de l’université de Birzeit et dans un ambitieux projet de collecte d’archives privées.
Si le mur de séparation construit par Israël, les implantations des colonies au-delà des frontières reconnues par les Nations unies et, plus largement, les discriminations qu’elle a découvertes en 2008 lui ont parlé avec force de la situation coloniale qu’elle avait pu étudier dans les archives, elle a aussi retrouvé dans cette région du monde des ressemblances frappantes avec ce qu’elle avait observé en Indonésie quarante ans plus tôt: l’impérialisme américain.
Ici, là-bas, l’histoire est comme un tissu qui se plie sur lui-même, et les engagements de la chercheuse, telle une boucle, se rejoignent de nouveau, à l’université et au-delà. Dans son prochain livre, elle se penchera sur les concepts politiques qui empêchent durablement de penser et interdisent, en particulier, l’usage de certains mots pour désigner certaines situations. L’année prochaine, elle ira à Gaza.
Fonte: Le Monde, 14.6.2013, p. 10. Scruter l’archive era o título original. Scruter l’archive - LeMonde.fr